https://grain.org/e/789

La biodiversité ou les barrages ? Une communauté amazonienne se bat pour ses terres

by GRAIN | 13 Jan 2009

GRAIN

Depuis cinq ans, les habitants de Mangabal, une petite communauté proche de la rivière Tapajós, en Amazonie brésilienne, cherchent à obtenir des droits définitifs sur leurs terres. Ils ont gagné devant les tribunaux, mais ils sont maintenant plus que jamais menacés d’être expulsés de leurs terres : le territoire qu’ils occupent est convoité pour laisser la place à des centrales hydroélectriques destinées à fournir de l’énergie à de grandes compagnies minières. Mais le processus même de la lutte contre cette dernière menace est en train de renforcer l’autonomie de la communauté. Les ribeirinhos (c’est-à-dire les habitants des rives de la rivière) de Mangabal considéraient autrefois que les groupes autochtones voisins étaient des rivaux ou des ennemis, mais maintenant ils comprennent qu'ils sont confrontés à de nombreux problèmes communs et que seule une mobilisation collective leur permettra réellement de progresser.

Pendant le boom du caoutchouc au Brésil, à la fin du XIXe siècle, les magnats du caoutchouc ont attiré des milliers de paysans pauvres de la région nord-est de l’Amazonie, accablé par la sécheresse, en leur offrant ce qui paraissait être des bons salaires pour la récolte du caoutchouc. Entre 1872 et 1900, la population des États du Pará et de l’Amazonas a plus que doublé, passant de 329 000 à 695 000 habitants. Un autre mouvement migratoire intense vers l’Amazonie a eu lieu pendant la Deuxième guerre mondiale, quand la demande en caoutchouc a explosé sur le marché mondial.

Beaucoup des immigrants étaient des hommes célibataires. Une des "solutions" à ce déséquilibre entre les sexes a consisté pour eux à kidnapper des femmes des groupes autochtones voisins. Dona Raimunda Araújo, née en 1938, qui vit à Mangabal, sur la rivière Tapajós, se souvient d'avoir entendu sa famille parler de la façon dont son grand-père, un paysan de l’État du Ceará, au nord-est, avait enlevé sa grand-mère, une indienne Munduruku. Il ne s’agissait pas d’un cas isolé : dans leurs études sur le patrimoine génétique des populations urbaines de la région amazonienne, les chercheurs ont découvert que les gènes transmis par les hommes sont largement d'origine ibérique, tandis que ceux transmis par les femmes sont largement d’origine indigène.[1]

Les enlèvements étaient certainement accompagnés d’une violence considérable mais, comme l'a relevé Cristina Scheibe Wolff dans son étude sur les femmes vivant le long de la rivière Juruá dans l'État d'Acre, il est important de ne pas considérer les femmes seulement comme des victimes. Une telle approche " n’offre rien pour l’avenir, parce qu’elle met l’accent sur la défaite, la soumission et l’annihilation. Si nous faisons cela, nous imposons une autre violence aux femmes. En revanche, si nous envisageons ces femmes comme des sujets qui sont intégrés dans des communautés de récolte du caoutchouc, de nouveaux éléments peuvent être trouvés pour comprendre leur société."[2] L’un de ces éléments nouveaux est le rôle joué par les femmes dans l’introduction, au sein du mode de vie des récolteurs de caoutchouc, d’une partie des vastes connaissances de l’écologie de la forêt amazonienne acquises au fil des siècles par les communautés autochtones.

Même si les femmes ont sans aucun doute poursuivi certaines de leurs pratiques indigènes dès les premiers jours qui ont suivi leur capture, elles ont dû d’abord travailler en secret. Ceci tenait au fait que les magnats du caoutchouc, soucieux de maintenir leur contrôle sur les récolteurs de caoutchouc, qui étaient dispersés sur un vaste territoire, avaient fait de l’approvisionnement alimentaire une arme de domination. Ils interdisaient aux familles de pratiquer l’agriculture et leur disaient qu'ils devaient acheter tous les articles, y compris l'alimentation, auprès du regatão, le marchand ambulant qui parcourait les rivières et vendait les marchandises à des prix exorbitants. [3] Des punitions sévères étaient infligées à ceux qui contrevenaient à cette règle.

Toutefois, ce système de contrôle social s’est effondré en 1912, quand le prix payé pour le caoutchouc a connu une chute spectaculaire sur le marché mondial, avec l’arrivée du caoutchouc bien meilleur marché des plantations d’hévéa d’Asie du Sud-Est. Les magnats du caoutchouc se sont désintéressés de ce commerce, abandonnant les récolteurs de caoutchouc à leur sort. Comme la grande majorité n’avait pas les moyens de se payer les 2000 km du voyage de retour vers le nord-est, ils ont dû apprendre à survivre dans la forêt. Avec l'aide des femmes, ils ont élaboré une nouvelle vie basée sur la culture en champ, l'élevage, la pêche, la chasse et la cueillette des produits forestiers. Le meilleur terme pour décrire leur mode de vie pourrait être " paysannerie forestière ".

decision
Comme beaucoup d’autres peuples de la forêt, le peuple de Mangabal se bat pour rester sur ses terres. La dévastation des forêts ne sera stoppée que s’ils obtiennent un pouvoir réel sur leurs terres collectives.

Ce mode de vie a survécu jusqu’à aujourd’hui. Le géographe Maurício Torres a récemment étudié un groupe de 120 familles vivant dans deux hameaux, Montanha et Mangabal,[4] le long de la rivière Tapajós, l’un des principaux affluents de l’Amazone. [5] Bien que les familles cultivent quelques espèces exotiques, comme la mangue (Mangifera indica), la pastèque (Citrullus vulgaris) et la noix de cajou (Anacardium occidentale), leur aliment de base est le manioc (Manihot esculenta).

Chaque famille défriche une petite zone dans la forêt, d’une taille comprise entre un et quatre hectares, et met le feu à la végétation abattue de façon à ce que les nutriments des plantes soient incorporés dans le sol. Ils cultivent cette zone pendant trois puis l’abandonnent de façon à ce qu’elle puisse " se reposer ". Après 7-10 ans, la végétation a suffisamment repris pour permettre un autre cycle abattage-brûlis. Ce type d'agriculture existe dans toute l’Amazonie.

En y regardant de plus près, toutefois, M. Torres a découvert que la relation des familles à leur écosystème était plus complexe qu’il n’y paraissait au premier abord. Elles cultivent la terre de façon à satisfaire leurs besoins alimentaires de base, tout en prenant en même temps des mesures pour protéger leur écosystème et renforcer la diversité génétique de leur culture de base. Les familles cultivent plus de 30 variétés différentes de manioc, dont la plupart sont inconnues de l’organisme de recherche du gouvernement brésilien, l’EMBRAPA (Empresa Brazilian de Pesquisa Agropecuária). Les différentes variétés présentent des qualités différentes et, à elles toutes, elles permettent à la communauté de couvrir ses besoins en manioc.

river side
À Mangabal, du fait de la proximité de la rivière et de la forêt, les gens ont un accès direct à de nombreux produits importants dont ils ont besoin pour leur vie quotidienne.

Les familles veulent une " farinha" (farine de manioc) savoureuse pour manger à leurs repas familiaux. Ce besoin est couvert par la variété Paraísa, qui est connue comme " la mère de tous les maniocs ". Mais il faut au moins un an pour faire pousser la Paraísa et la communauté a parfois besoin de nourriture rapidement. Une autre variété, Seis-Meses (six mois), répond à ce besoin, parce qu’elle peut, comme son nom le l’indique, être récoltée au bout de six mois seulement. La "farinha " est la principale culture de rapport de la communauté. Les familles en vendent de petites quantités sur le marché local pour gagner l’argent nécessaire à l’achat des marchandises qu’elles ne peuvent pas produire elles-mêmes. Beaucoup de clients, particulièrement des orpailleurs (qui sont, selon les agriculteurs, obsédés par tout ce qui brille), préfèrent la farinha fortement teintée de jaune. La variété Najá met beaucoup de temps à pousser et n'a pas si bon goût que la Paraísa, mais la farine obtenue a cette teinte et est donc plus facile à vendre. D’autres variétés ont une texture plus onctueuse et sont donc meilleures pour la préparation du tucupi, une sauce utilisée dans la cuisine. D’autres variétés encore ne pourrissent pas, même si elles restent en terre pendant trois ans, et garantissent ainsi d’avoir de la nourriture même si un événement imprévu survient.

Le manioc est généralement multiplié en coupant des tiges de la plante. Ces tiges, qui se conservent au moins six mois sans détérioration, sont ensuite cassées en plus petits morceaux et plantées dans le sol. Bien que très commode, ce type de multiplication ne permet pas une sélection, puisque tous les plants sont évidemment génétiquement identiques. Aussi, les ribeirinhos laissent aussi certains des plants parvenir à une floraison et une reproduction sexuée. De cette manière, ils peuvent croiser des plants et produire de nouvelles variétés avec des caractéristiques différentes. En fait, la différence entre une variété et une autre est très floue. Dans la pratique, la communauté gère une banque de semences vivante, en constante évolution et changement.

Les familles ont d’autres pratiques qui révèlent leurs liens autochtones. Les zones qui sont "abandonnées" pendant 7-10 ans de façon à ce que la végétation les recouvre sont en fait utilisées de différentes manières. Certaines des pousses sont bonnes à manger, comme des variétés autochtones de patate douce (Ipomoea batata), d’igname (Dioscorea alata) et d’ariá (Maranta lutea), et les familles l’utilisent pour améliorer leur ordinaire. D’autres fournissent de bons matériaux pour les cannes à pêche, les filets et la construction des maisons. Les zones défrichées avec leur végétation nouvelle attirent aussi des animaux et deviennent ainsi des terrains de chasse situés à une proximité commode de la communauté.
Les agriculteurs obtiennent des rendements significativement plus élevés avec leur manioc que les autres communautés de la région qui se sont installées plus récemment, sans l'intégration de femmes indigènes. Les ribeirinhos attribuent ceci au soin qu’ils prennent dans le choix de la variété de manioc, de l’emplacement de la culture et de son traitement pendant la période de croissance végétale. Les conditions varient d’une année sur l’autre et les agriculteurs doivent adapter leurs pratiques aux circonstances d’une année particulière. Leur approche est très différente de l'attitude de " recette unique" des cultivateurs soi-disant modernes qui utilisent des intrants chimiques.

La communauté de Mangabal dispose de preuves documentées que certains de leurs ancêtres vivaient dans la région en 1871. Pourtant, les images prises par le satellite Landsat entre 2001 et 2007 montrent qu’après au moins huit générations ayant vécu dans cette zone, ils n’ont infligé aucun dommage significatif à l’écosystème. M. Torres attribue cela à la façon dont les familles ont conjugué des activités extractives (cueillette de produits forestiers, pêche et chasse) et des cultures en champ. La pratique de cette combinaison permet aux familles d’avoir un approvisionnement alimentaire constant sans mener des activités nuisibles comme le défrichage de grandes superficies de forêt.

Droits fonciers

La communauté est actuellement engagée dans une lutte acharnée pour conserver la propriété de ses terres. La première menace est intervenue en 2004, quand une entreprise du Paraná, un État du Sud, est allée devant les tribunaux pour revendiquer la propriété des terres et déclarant que les familles étaient des " envahisseurs". Avec l’aide de M. Torres lui-même et du ministère public fédéral, la communauté a réussi à prouver qu’elle vivait là depuis des générations et, après une longue bataille, les tribunaux lui ont reconnu le droit de rester sur ses terres. En juin 2006, les tribunaux ont accordé à la communauté une souveraineté sur une bande de 70 kilomètre le long de la rivière Tapajós. C’était la première fois qu’une communauté non autochtone se voyait reconnaître des droits collectifs sur ses terres.

Toutefois, la fête a été de courte durée. " Aujourd’hui, les familles sont confrontées à leur plus grande menace, qui vient, paradoxalement, du premier gouvernement de gauche au Brésil ", déclare M. Torres. Pour garantir des droits fonciers permanents sur leurs terres, les communautés ont demandé la création d’une reserva extrativista (Resex), un type de réserve naturelle qui a été créé après l’assassinat de Chico Mendes en 1988 pour accorder des droits fonciers permanents aux récolteurs de caoutchouc de l’État d’Acre. Les communautés de Mangabal ont rempli toutes les formalités bureaucratiques nécessaires, qui comprenaient la réalisation d’un processus de consultation rigoureux (dans lequel elles ont obtenu un soutien unanime de l’ensemble des familles à leur initiative). Depuis plus d’un an, le décret pour la création des réserves est prêt, dans l’attente de la signature du président Lula.

in-brasilia
Après un voyage de 12 jours (dont des parcours en canoë sans moteur, à l’arrière d’un camion, par bateau et par avion, les porte-parole de Mangabal sont arrivés à Brasilia. Leur but était de faire pression sur le gouvernement pour qu’il signe le décret qui transformera leurs terres en Resex (un type de réserve naturelle)

Perplexe devant l’importance du retard, le ministre public fédéral a demandé une explication. Le bureau du Président Lula et Eletronorte, une filiale de la compagnie électrique publique Eletrobrás, ont publié une déclaration commune dans laquelle ils déclaraient qu’ils envisageaient la construction de deux barrages sur la rivière Tapajós et que la réserve naturelle ne devait pas être créée parce qu’elle faisait obstacle à ce projet de barrages. On pense que trois autres barrages, sur le Jamanxim, le plus gros affluent du Tapajós, sont également envisagés. M. Torres est scandalisé :

" Le gouvernement explique qu’une Resex ferait obstacle à leurs projets de barrages, mais c’est une manière complètement fausse de voir les choses. Ces gens étaient là en premier. Ces barrages bouleverseraient leurs vies. Si des barrages sont maintenant prévus sur cette rivière, il est plus urgent que jamais qu’une Resex soit créée de façon à ce que les droits de ces gens soient respectés. Le refus de prendre cette mesure est extrêmement préoccupant parce qu’il laisse entendre que le gouvernement ne veut pas respecter les droits de la communauté. "

Mais pourquoi une région aussi reculée de l’Amazonie a-t-elle besoin d’autant d’électricité ? Le géant américain de l’aluminium, Alcoa, est en train d’installer une énorme fonderie dans la région. La fusion de l’aluminium utilise de grandes quantités d’électricité qu’Alcoa consomme déjà à des prix subventionnés (1,5 % de la production d’électricité totale du Brésil). " La plus grande partie de l’aluminium, produit aux dépens des vies des habitants et de la forêt, sera exporté, principalement en Europe. Les gens là-bas doivent savoir à quel prix ils reçoivent leur aluminium", estime M. Torres. " C’est un crime odieux que ces communautés, qui représentent une immense richesse culturelle et sociale, soit vues comme un obstacle au développement. "

Le ministère public fédéral étudie la question de savoir s’il existe des motifs d’appel à la Convention sur la biodiversité. "Je pense que la pression politique est plus efficace que l’action juridique", estime M. Torres."Le 13 mai 2008, la communauté de Mangabal, pour la première fois de son histoire, a envoyé une délégation à Brasilia. Le Président Lula n’a pas envoyé de représentant pour leur parler, mais d’autres ont écouté. La situation n’a jamais été aussi mauvaise, mais ils ne se sont jamais autant sentis conscients de leur potentiel.  Cela me donne de l’espoir. " De même qu’il amène la communauté à se sentir plus forte, le processus même de la lutte change la façon dont elle voit son histoire. Traditionnellement, Mangabal et les autres communautés voyaient dans l’occupation des terres des Indiens et la capture des femmes indigènes un épisode de leur lutte " héroïque " pour s’installer eux-mêmes dans la région. Aujourd’hui, les perceptions sont différentes. Dona Santa, une femme aveugle de 80 ans qui est encore de facto l’autorité à Mangabal, a expliqué à M. Torres comment il y a bien des années son oncle avait été tué au cours d’un affrontement avec les Indiens. Elle s’est arrêtée au milieu de son histoire et s’est tournée vers lui : "Aujourd’hui, j’ai une vision très différente de ce qui s’est passé. Je me rends compte que ce que nous avons fait à l’époque aux Indiens, c’est exactement ce que les grileiros (voleurs de terres) nous font aujourd’hui. " Cette nouvelle prise de conscience, qui progresse dans d’autres régions d’Amazonie, débouche sur de nouvelles alliances entre groupes autochtones et groupes non autochtones. Au milieu de tous les problèmes, c’est aussi une raison d’espérer.


1- Sidney E.B. Santos, Jackson D. Rodrigues, Ândrea K. Ribeiro dos Santos et Marco A. Zagom, « Differential contribution of indigenous men and women to the formation of an urban population in the Amazon region as revealed by mtDNA and Y-DNA », in American Journal of Physical Anthropology, no 109, 1999.

2 - Cristina Scheibe Wolff, " Marias, Franciscas e Raimundas : uma história das mulheres da floresta Alto Juruá, Acre – 1870–1945", Thèse pour un doctorat d’histoire sociale, Faculdade de Filosofia, Letras e Ciências Humanas, Universidade de São Paulo, 1998.

3 - Octávio Ianni, A luta pela terra : história social da terra e da luta pela terra numa área da Amazônia, Petrópolis, Vozes, 1979.

4 – Dans cet article, « Mangabal » est utilisé pour désigner les deux communautés.

5 - Maurício Torres, « A despensa viva: un banco de germoplasma nos roçados da floresta », article non publié. Des informations supplémentaires ont été fournies par M. Torres pour cet article.

 

Author: GRAIN