https://grain.org/e/772

Résistance des paysans polonais face à la bureaucratie européenne

by GRAIN | 13 Jul 2008

GRAIN

En juin 2003, les résultats du référendum ont montré quÂ’une grande majorité des Polonais avaient voté avec enthousiasme pour entrer dans lÂ’Union européenne. Le "oui" avait même le soutien du Pape de lÂ’époque, Jean-Paul II, Polonais de naissance. La plupart des gens refusaient alors dÂ’écouter les avertissements dÂ’un petit groupe dÂ’activistes qui prédisaient que lÂ’appartenance à lÂ’Europe causerait la ruine du million et demi de petits paysans du pays. Mais aujourdÂ’hui, quatre ans après lÂ’entrée de la Pologne dans lÂ’Europe, beaucoup des craintes exprimées alors se révèlent justifiées.

"Comme nous lÂ’avions annoncé, la bureaucratie européenne commence à détruire nos traditions agricoles", affirme Jadwiga Lopata, fondatrice de la Coalition internationale pour protéger les campagnes polonaises (ICPPC). "Nous avons encore un million et demi de fermes, plus quÂ’aucun autre pays dÂ’Europe. La plupart de nos fermes sont très petites (environ 7 hectares), comparées à la moyenne européenne; elles jouent un rôle essentiel dans la protection de la biodiversité et nous fournissent une nourriture fabuleuse. La plupart des fermes mélangent les cultures et lÂ’élevage : une ou deux vaches, quelques chèvres, quelques cochons et des poulets. Les paysans ont à faire face à de plus en plus de tracasseries de la part de la bureaucratie de lÂ’UE. Les fermiers polonais découvrent que des pratiques utilisées depuis des centaines dÂ’années sont maintenant illégales. CÂ’est devenu le cauchemar."

Quelles sont les pratiques qui ont été interdites ? "Quand jÂ’étais enfant, je buvais le lait venant directement de vaches qui avaient été traites à la main. Je ne me souviens pas que cela ait rendu les gens malades. AujourdÂ’hui cÂ’est illégal de traire à la main pour vendre le lait. La laiterie locale qui achetait le lait des paysans a été fermée, parce quÂ’elle ne respectait pas les réglementations hygiéniques et sanitaires de lÂ’UE. Dans notre village il y avait cent vaches, il nÂ’y en a plus que deux." Cela signifie-t-il que des paysans sont obligés dÂ’abandonner lÂ’agriculture? "Pas encore, mais ils sont nombreux à changer leurs façons de faire afin de pouvoir survivre. On y perd en variété. En effet, si on accepte de se débarrasser de ses animaux et de ne cultiver que des arbres fruitiers, la bureaucratie nÂ’est pas si dure. Mais de ce fait, nous perdons beaucoup de biodiversité. Et cÂ’est déjà très visible."

Julian Rose, un paysan bio britannique qui gère aujourdÂ’hui la petite surface agricole qui appartient au siège de lÂ’ICPPC, comprend fort bien ce que les paysans polonais sont en train de subir. "Je suis passé par là moi aussi, quand les réglementations européennes ont été mises en application au Royaume-Uni. Les étables doivent ainsi avoir des murs en acier inox et des sols bétonnés. Les bêtes doivent être tatouées à lÂ’oreille et avoir un passeport. Il faut se conformer à une bureaucratie rigide ou payer de fortes amendes. Je me suis bagarré comme un forcené à lÂ’époque et jÂ’ai eu de la peine à survivre. Je sais combien ces procédés sont destructeurs pour la qualité de la nourriture et pour la qualité de vie. Mon rôle, en tant que Président de lÂ’ICPPC, est de mettre en garde les paysans polonais en leur disant “Ne faites pas comme nous : Gardez vos traditions vivantes et cÂ’est vous qui finirez par être les gagnants”.

Même avant dÂ’adhérer à lÂ’UE, La Pologne avait subi un changement économique brutal, suite à lÂ’écroulement de lÂ’Union soviétique. LÂ’économie avait été ouverte aux forces du marché et les multinationales sÂ’étaient jetées sur les entreprises bon marché. En 199, lÂ’une dÂ’entre elles, Smithfield, le géant américain de la transformation de la viande, a acheté Animex, le plus gros transformateur de viande polonais. Depuis, Smithfield a installé une douzaine de porcheries industrielles, en achetant souvent des fermes dÂ’État en faillite. LÂ’entreprise nourrit ses dizaines de milliers de porcs avec de la farine de soja génétiquement modifié importée dÂ’Amérique du Nord et dÂ’Amérique du Sud et de ce fait, son porc est moins cher que le porc local. Depuis 2004, le prix du porc a diminué effectivement de 30%, ajoutant encore aux problèmes des paysans polonais. Et quoique que les consommateurs aient été choqués par certains reportages montrant les conditions de surpopulation dans lesquelles les porcs sont élevés, beaucoup continuent à acheter les produits porcins bon marché.

Les produits de Smithfield sont vendus en supermarché, une autre innovation pour les consommateurs polonais. "Quand nous étions sous la coupe des Communistes, on entendait parler de supermarchés et lÂ’idée même nous fascinait", rappelle Jadwiga Lopata. « La nourriture y avait lÂ’air si bonne et elle semblait bon marché. Quand les supermarchés sont finalement arrivés chez nous, après la chute du communisme, les gens ont commencé par sÂ’y précipiter. Environ 90% de la nourriture provenait des pays occidentaux. Tout avait lÂ’air attrayant, dans ces jolis emballages. Mais assez rapidement, les gens se sont rendu compte que cette nourriture nÂ’avait pas autant de goût quÂ’elle en avait lÂ’air et que, quelquefois même, elle ne valait vraiment pas grand chose. CÂ’est comme ça que certaines personnes ont recommencé à acheter local. Mais beaucoup de gens achètent encore dans les supermarchés, parce que la nourriture y est vraiment très bon marché.

Pour Julian Rose, cÂ’est une tragique ironie du sort quÂ’après avoir réussi à survivre à lÂ’invasion allemande durant la seconde guerre mondiale puis à la collectivisation sous le régime soviétique, les paysans polonais soient aujourdÂ’hui menacés dÂ’extinction par lÂ’Union européenne. Les Polonais ont été peu nombreux à prévoir les problèmes actuels. Après le vote à 77% de la population polonaise lui permettant dÂ’intégrer lÂ’UE, la Commission européenne annonçait avec satisfaction : "Une grande et fière nation tourne la page dÂ’un siècle tragique et choisit de prendre la place qui aurait dû être la sienne depuis le début du processus de lÂ’intégration européenne." CÂ’était lÂ’aube dÂ’une ère nouvelle, a-t-on dit aux Polonais, et ils ont cru à ce rêve.

Mais lÂ’aube est terminée, au moins pour les paysans, qui constituent encore un cinquième de la force de travail du pays. Alors que faire ? Jadwiga Lopata et Julian Rose nÂ’ont aucune hésitation : "Nous devons nous organiser à la base et résister. Il faut ignorer les directives européennes et continuer à soutenir un mode de vie qui existe depuis des siècles. Si suffisamment de personnes acceptent de le faire, ils ne pourront pas nous en empêcher. » Est-ce que ce nÂ’est pas possible de réformer lÂ’Europe ? "Je pensais que nous pourrions faire accepter à lÂ’Europe des réformes radicales", regrette Julian Rose, "mais je nÂ’y crois plus. CÂ’est une perte de temps et dÂ’énergie. Eventuellement le changement viendra. LÂ’agriculture fondée sur la chimie et la monoculture est vouée à lÂ’échec. "CÂ’est notre agriculture mixte qui est lÂ’avenir", ajoute Jadwiga Lopata. « Nos paysans ne détruisent pas la biodiversité, et ils ne sont pas non plus dépendants du pétrole.

"Les fermiers commençaient à remplacer leurs chevaux avec des tracteurs de 35 cv, mais avec lÂ’augmentation si rapide du prix du diesel, ils hésitent, continue Julian Rose. « Et il ne faut pas oublier que les chevaux, cÂ’est durable, ça se reproduit. Ce nÂ’est pas comme les tracteurs ! Par bien des aspects, cette hausse du prix du pétrole est une bénédiction, en ce sens quÂ’elle force les gens à revenir à des pratiques agricoles durables, qui ont fait leurs preuves. Il nÂ’est pas question de sÂ’opposer aux technologies nouvelles : elles peuvent nous être dÂ’un grand secours, en nous fournissant de nouvelles formes dÂ’énergie renouvelable et de meilleurs outils. Il sÂ’agit plutôt de combiner le meilleur du passé avec le meilleur de ce que le monde moderne a à nous offrir."

Comme si des journées de 12 heures à faire campagne pour soutenir les paysans locaux et protéger la Pologne des OGM (voir encadré) ne leur suffisaient pas, Jadwiga Lopata et Julian Rose se sont lancés dans des campagnes régionales pour attirer lÂ’attention des paysans sur lÂ’importance de conserver les semences indigènes et développer des « banques de gènes vivantes ». Ils estiment essentiel que cette tradition soit préservée, dans un contexte où les grandes entreprises comme les semenciers et les régulateurs de lÂ’UE exercent une domination sans précédent sur la chaîne alimentaire. « Pour nous, cÂ’est une préoccupation de base pour toutes les communautés du monde. Comment assurer la sécurité alimentaire sans semences locales ? » sÂ’interroge Jadwiga Lopata.

Author: GRAIN