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La connexion soja en Amérique du Sud

by GRAIN | 10 Oct 2007

GRAIN

« Nous avons 80 millions d’hectares de terre en Amazonie qui vont nous transformer en Arabie Saoudite du biodiesel », a dit Expedito Parente, un ingénieur chimiste brésilien ayant obtenu le premier brevet pour la fabrication de biodiesel à échelle industrielle. [1] Lula, le président brésilien, est pareillement enthousiaste. « Au cours de prochaines 10 ou 15 années, nous verrons le Brésil devenir l’un des premiers producteurs mondiaux de biodiesel », a-t-il récemment déclaré. [2] « Peu de pays sont à même de concurrencer le Brésil, parce que Dieu nous a donné le soleil, la terre et une population qui travaille dur. »

Mis à part sa promotion active de l’éthanol du biodiesel au niveau national, Lula recherche également de possibles investissements en provenance des pays voisins. Après une visite à Asunción en mai 2007, Lula a commenté avec enthousiasme : « Je quitte le Paraguay avec un immense optimisme parce que le potentiel de ce pays pour l’éthanol et le biodiesel est extraordinaire. » Pour ne pas se laisser distancer, le président Nicanor Duarte a renchéri : « Si le Brésil doit devenir l’Arabie Saoudite des biocarburants, pourquoi le Paraguay ne pourrait-il pas devenir le Koweit du 21e siècle ?» [3] Le désir de Lula est de transformer le Brésil en puissance agroénergétique régionale est entièrement soutenu par Washington, qui caresse l'idée que l’Amérique du Sud réduise sa dépendance vis à vis du pétrole et, par conséquent, affaiblisse l’influence politique du président vénézuélien Hugo Chávez, férocement antiaméricain, qui utilise ses pétrodollars pour renforcer son influence dans la région.

Le biodiesel fabriqué à partir de l’huile de soja est le tout dernier chapitre de la conquête de l’Amérique du Sud par le soja, une culture qui renferme une nouvelle forme d’exploitation agricole dans laquelle les sociétés agroindustrielles géantes jouent un rôle dominant (voir le témoignage de Norma Giarraca). Au cours de ces dernières quatre décennies, le soja s'est répandu comme une traînée de poudre sur de vastes zones d’Amérique du Sud. Au Brésil, il a commencé au Rio Grande do Sul, l'état brésilien le plus méridional, et depuis, il s’est étendu au nord, s’emparant d’énormes quantités de terres agricoles, de savanes et de forêt. Aujourd’hui, il a traversé le fleuve Amazone et on le plante à Roraima, 4 000 kilomètres au nord du Rio Grande do Sul. La récolte, qui était de 1,5 millions de tonnes en 1970, a atteint 57 millions de tonnes en 2006-7. [4]

En Argentine, la culture s’étend tout aussi rapidement, allant vers le nord et vers l’ouest et dévorant de grandes étendues de terres agricoles, de pampas et de forêt. Cette année, la récolte a totalisé 43 millions de tonnes, comparées avec seulement 27 000 tonnes en 1970. Au début des années 90, les agriculteurs brésiliens du Mato Grosso do Sul ont exporté la culture vers le Paraguay, où elle couvre maintenant 2,5 millions d'hectares et est devenu la principale exportation du pays.

Graphique : Exportations prévues de soja, USA et Brésil (en millions de tonnes)

Soja signifie monoculture et immenses exploitations agricoles mécanisées. Et le soja a eu pour conséquence de créer d'énormes dommages environnementaux, causant la destruction de 21 millions d’hectares de forêt au Brésil, 14 millions en Argentine et 2 millions au Paraguay. [5] Parallèlement, le soja a éjecté les cultures vivrières. Entre 1991 et 2005, au Brésil, la surface consacrée au riz, au haricot, au maïs et au blé a diminué, alors que la surface consacrée au soja a plus que triplé. En Argentine, c’est le même cas de figure : la production de nombreuses denrées, comme le lait, le riz, le maïs, la pomme de terre et la lentille, a chuté de façon inquiétante. [6]

Comme la plupart des denrées alimentaires sont cultivées par des familles d’agriculteurs, cela signifie que le tissu même de vie rurale a été détruit. Tandis que le front du soja a avancé vers le nord du Brésil, quelque 300 000 personnes ont été déplacées depuis Rio Grande do Sul et 2,5 millions supplémentaires de personnes depuis le Paraná. [7] Environ 150 000 familles ont été jetées hors de leurs terres en Argentine [8] et 90 000 autres au Paraguay. [9]

Une forte résistance a été opposée par les mouvements sociaux dans toute la région, pourtant l'avancée du soja se révèle très difficile à arrêter. Il bénéficie du soutien de certaines des plus grands groupes de l'agro-industrie – ADM (le plus gros producteur de soja transformé au monde), Cargill (le plus gros négociant en céréales du monde), CentralSoya, Bunge, Mitsubishi et d’autres encore. Au cours des dernières 30 années, ADM et Cargill ont tous deux délocalisé leur base d'exportation de soja au Brésil et en Argentine. Durant tout le processus, ils ont exercé une forte pression et ont obtenu que les gouvernements locaux investissent lourdement dans les infrastructures de transport. Des routes ont été construites et bitumées, des rivières draguées, tout ceci aux frais des contribuables et bien que très peu d’habitants locaux n’en aient bénéficié. Plus récemment, certaines de ces entreprises ont même été encore plus loin dans leur repositionnement. Cargill et Smithfield, basée aux États-Unis, tous les deux des géants de l’industrie de transformation de viande, ont installé des usines de conditionnement de porc et de volaille dans le sud du bassin amazonien. [10] Ils exportent dorénavant du porc et de la volaille nourris à la farine de soja.

La pression sur la terre va s’intensifier, comme conséquence de la ruée sur le biodiesel. La plupart des experts de marché s’attendent à ce que la demande mondiale explose au cours des prochaines années. [11] Et ce, en partie, parce que l'Europe, qui est actuellement le plus grand marché mondial de biodiesel, s'est fixé d'ambitieux objectifs de consommation de biodiesel. Son objectif d’atteindre un mélange de 20 pour cent de biodiesel dans le pétrole diesel avant 2020 nécessitera 90 milliards de litres de biodiesel par an. Cela représente plus de 20 fois la consommation européenne actuelle. Puisque l’Europe n’a simplement plus de terre sur laquelle elle pourrait planter son produit de départ pour biodiesel (colza), elle va devoir énormément augmenter ses importations d'huile de palme et d’huile de soja. [12]

Pour de nombreux gouvernements latino-américains, c’est l’effet boule de neige. Repsol YPF, une compagnie pétrolière hispano-argentine, investit 30 millions USD dans une nouvelle raffinerie qui commencera à produire cette année, et qui deviendra la première grande productrice de biodiesel d'Argentine. [13] Le gouvernement Uribe en Colombie promeut fortement les plantations de canne à sucre et de palmier à huile (voir le témoignage de German Vélez, page 50). Au Pérou, Pure Biofuels, basée en Californie, elle-même possession de Metasun Enterprises, a récemment acquis la plus grande raffinerie de biodiesel du pays et planifie de devenir l'acteur leader de la région, dès qu’elle aura achevé sa nouvelle raffinerie située dans le port de Callao. [14] Et pourtant, l’ampleur de l’expansion dans la plupart des pays sud-américains est limitée. Même l’Argentine, la deuxième superficie du continent, a peu de terre encore disponible pour la culture du soja. Selon un analyste énergétique américain, « l’Argentine peut augmenter ses plantations de soja de 3 pour cent ou moins, à cause de sa disponibilité limitée en terre. » [15]

Cependant, le Brésil est dans une position différente. Malgré la rapide expansion observée ces dernières années, le Brésil possède toujours une immense superficie disponible, généralement estimée à 80 millions d’hectares, qui peuvent être plantés de soja (bien que ce chiffre comprenne une partie du bassin amazonien). Par conséquent, la plupart des analystes prévoient que le Brésil dépassera les USA, dans leur position d'exportateur mondial leader de soja l’année prochaine et en 2015, il devrait exporter le double de ce qu’exporte les USA (voir graphique). D'ici là, une grande partie des exportations brésiliennes de soja pourraient consister en biodiesel.

Le boom sur le biodiesel a débuté au moment adéquat pour les cultivateurs de soja brésiliens, qui avaient commencé à produire à perte, coincés entre le bas prix mondial du soja et des coûts intenables car, à cause des énormes distances, le soja devait être transporté par des camions alimentés de diesel coûteux. Aujourd’hui leurs problèmes s’envolent : les prix à l’export ont augmenté à cause du boom sur les agrocarburants et les coûts de transport ont chuté à cause du biodiesel bon marché, produit localement avec de grandes subventions publiques.

Il n’est pas surprenant qu’ADM récolte les fruits de nouvelles opportunités. Il a choisi le Brésil en tant que centre de ses opérations sud-américaines de biodiesel, et au Brésil, il a choisi Rondonópolis, dans l’état du Mato Grosso do Sul, pour son plus gros investissement. La nouvelle raffinerie de biodiesel d’ADM, la plus grande du Brésil, sera bientôt en service, et parmi ses clients, elle comptera Blairo Maggi, le gouverneur de l’état, qui est également l’un des plus gros cultivateurs de soja au monde et maintient, depuis longtemps, des liens très étroits avec ADM. Maggi va vendre une partie de sa récole de soja à ADM au prix de marché et rachètera du biodiesel bon marché. Les éleveurs de porcs et de bétail pourront acheter les déchets de la production du biodiesel pour nourrir leurs animaux. Ceci signifie également qu’il deviendra possible d’élever du bétail de façon plus intensive, et, par conséquent, de libérer de la terre pour une plus grande production de soja.

Aux côtés d’ADM, une multitude d'autres grandes sociétés investissent dans ce secteur. Les entreprises italiennes dépensent 480 millions USD pour construire quatre raffineries de biodiesel. [16] Marubeni Corporation, la cinquième entreprise du Japon, investit 40 millions USD dans une coentreprise avec le groupe Agrenco, une grande société commerciale brésilienne, pour produire du biodiesel et de la farine soja. José Honório Accari, l’un des meilleurs analystes du gouvernement, a déclaré que le gouvernement prévoyait que l’investissement dans le biodiesel allait atteindre 1,5 milliard USD, d’ici à 2013, et que d’ici là, le Brésil devrait produire 2 milliards de litres de carburant. [17]

Le plan originel du président Lula prévoyait que la plupart du biodiesel serait produit à partir de graines de ricin, cultivées par de petits agriculteurs pauvres dans le nord-est du pays. Contrairement à l’éthanol qui, au Brésil, est produit sur des de grandes plantations sucrières, il s’attendait à ce que le biodiesel joue un rôle important pour soulager la pauvreté. « Puisqu'il [le biodiesel] peut facilement être produit par de petits agriculteurs dans certaines des régions les plus pauvres du pays, le projet combine la protection environnementale avec le développement rural et il réduit les inégalités sociales », a-t-il déclaré avec enthousiasme dans un article écrit spécialement pour la presse européenne. [18] D'ailleurs, le président Lula a introduit des réductions d'impôts pour les raffineries se fournissant auprès de petits agriculteurs et il a prédit, avec confiance, qu'à la fin 2007, quelque 350 000 personnes travailleraient dans l’industrie du biodiesel.

Cependant, même si certains petits agriculteurs se sont joints au programme, il est déjà évident qu'ils ne deviendront jamais les producteurs principaux. « Si ce projet doit réussir, il devra pouvoir bénéficier de l’ampleur que seule l’industrie du soja peut fournir », a dit Carlo Lovatelli, directeur d’Abiove (l’association brésilienne des producteurs de graines oléagineuses transformées), en 2005. [19] Depuis lors, l’emprise des cultivateurs de soja sur l’industrie est devenue encore plus forte. Plusieurs analystes mondiaux s’attendent à ce que le Brésil devienne le plus gros exportateur d'ici à 2020, et la Chine, le plus gros importateur. [20]

Cela signifie que, à moins que le gouvernement brésilien ne prenne des mesures décisives pour l’en empêcher, le soja va probablement envahir la plupart du bassin amazonien au cours de la prochaine décennie. En seulement quelques années, l’avancée implacable de la frontière agricole sur le bassin amazonien risque de d'amener la forêt tropicale au « point de basculement » critique qui fera qu’elle va commencer à s’assécher et se transformer en savane. Suite à cela, il n'y aura en réalité plus rien pour arrêter les cultivateurs, qui ne verront aucune raison de ne pas faire un usage économique de cette forêt moribonde. Si la forêt meurt, des centaines de milliers de riverains, de familles paysannes et de peuples autochtones se retrouveront déshérités, et le monde perdra une biomasse extraordinaire qui joue un rôle majeur dans la régulation climatique de la planète. Tout aussi grave, la destruction de la forêt amazonienne libérera quelque 90 millions de tonnes de carbone dans l'atmosphère, assez en soi pour augmenter le taux de réchauffement climatique de 50 pour cent. [21]

Ce qui rend la folie du biocarburant particulièrement insensée, c'est que la compensation pour ce colossal dommage fait à la planète et à ses peuples sera dérisoire. Malgré le boom d'investissement actuel, le biodiesel ne sera jamais à même de satisfaire davantage qu’une fraction de la demande de biodiesel mondial. Actuellement, les USA consomment chaque année quelque 273 milliards de litres de carburant diesel. Et que même avec tout l’investissement engagé, la production mondiale de biodiesel n'atteindra qu'en atteindra qu'un cinquième – 55 milliards de litres – d’ici à 2010, et la plupart ne sera pas disponible pour les USA. [22] Un analyste s'exprime sans détour :  « l’impact sur l'offre de diesel mondial sera minimale ». [23]

De plus, la petite contribution que le biodiesel apportera à la résolution de la crise énergétique mondiale sera de courte durée. La ruée actuelle va rapidement épuiser la disponibilité de terre et elle s'accompagnera de la destruction de beaucoup des écosystèmes encore présents sur de la planète (y compris les forêts tropicales). William Thurmond, auteur de « Biodiesel 2020: a Global Market View », le dit ouvertement : d’ici à 2015, « les demandes énergétiques pour le soja, le colza et le jatropha dépassera la terre disponible pour planter ces cultures riches en énergie. » [24] Laissant la destruction dans son sillage, l’industrie énergétique mondiale cherchera une autre « solution technique » et une autre source de profit.


Références

1 http://tinyurl.com/33gauk

2 “Brazil to be world’s leading biodiesel producer”, People’s Daily, 19 novembre 2005, http://tinyurl.com/392h3g

3 “‘Imperial and Exploiter’: Wave of Criticism Welcomes Brazil’s Lula in Paraguay”, Brazzil magazine, 22 mai 2007, http://tinyurl.com/2q3yyh

4 http://tinyurl.com/37mfzh

5 Miguel Altieri et Elisabeth Bravo, “The ecological and social tragedy of crop-based biofuel production in the Americas”, avril 2007, http://tinyurl.com/3dkpto

6 “Argentina’s Bitter Harvest”, New Scientist, 17 avril 2004, p. 40.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 “Urgent Solidarity with Paraguayan Campesinos”, Upside Down World, 24 mai 2007, http://tinyurl.com/2gdtz4

10 Marcia Merry Baker, “Soy Monoculture in the Americas: Globalisation Ruins Food Economy”, ttp://tinyurl.com/2aw8r3

11 William Thurmond, “Biodiesel 2020: The Emerging Markets”, Swiss Derivatives Review 32, automne 2006.

12 “Biodiesel: Boom or Bust?”, ICIS News, 5 février 2007, http://tinyurl.com/2yyxex

13 http://tinyurl.com/ys5nbe

14 http://tinyurl.com/28svwd

15 John Baize, “The Global Biodiesel Industry: A Road to Riches or an Impending Train Wreck?”, http://tinyurl.com/2apgxt

16 “Italian Firms to Invest in Brazil Biodiesel Plants”, Planetark, 27 mars 2007, http://tinyurl.com/ypzwt9

17 “Brazil’s fledgling biodiesel industry takes off”, Environment News Service, 29 avril 2005, http://tinyurl.com/yv3bt7

18 Luiz Inácio Lula da Silva, “Join Brazil in Planting Oil”, Guardian, 7 mars 2006, http://tinyurl.com/25rrnu

19“Brazil’s biodiesel rush”, Biodiesel, août–septembre 2005, http://tinyurl.com/2tr9rk

20 “Watch Brazil and China, says new biodiesel study”, Inside Greentech, 30 janvier 2007, http://tinyurl.com/3dbzlg

21 “Amazon Forest ‘could become a desert’”, Independent, 23 juillet 2006, http://tinyurl.com/rbo3c

22 Ressources en ligne pour l’industrie bio-pharmaceutique, “Biofuel Market Worldwide (2006)”,

http://tinyurl.com/2o5nm6

23 John Baize, “Biodiesel: The Solution or a Disaster?”, http://tinyurl.com/28szqw

24 William Thurmond, “Biodiesel 2020: The Emerging Markets”, Swiss Derivatives Review 32, automne 2006.

Author: GRAIN
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  • [6] http://tinyurl.com/2gdtz4
  • [7] http://tinyurl.com/2aw8r3
  • [8] http://tinyurl.com/2yyxex
  • [9] http://tinyurl.com/ys5nbe
  • [10] http://tinyurl.com/28svwd
  • [11] http://tinyurl.com/2apgxt
  • [12] http://tinyurl.com/ypzwt9
  • [13] http://tinyurl.com/yv3bt7
  • [14] http://tinyurl.com/25rrnu
  • [15] http://tinyurl.com/2tr9rk
  • [16] http://tinyurl.com/3dbzlg
  • [17] http://tinyurl.com/rbo3c
  • [18] http://tinyurl.com/2o5nm6
  • [19] http://tinyurl.com/28szqw