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Les agrocarburants en Amérique latine

by João Pedro Stedile | 12 Oct 2007

João Pedro Stedile

João Pedro Stedile est l’un des leaders du Mouvement des sans-terre (MST), au Brésil. Lors de sa récente conférence à Brasilia, où 18 000 activistes se sont réunis, le MST a crié haut et fort les dommages causés par la monoculture de l'agrocarburant (http://www.mst.org.br).

Il me semble que vous avez pris part à la décision de commencer à utiliser le terme  « agrocarburant » plutôt que  « biocarburant », n’est-ce pas ?

Lors du Forum mondial sur la souveraineté alimentaire, qui s’est récemment tenu au Mali, en Afrique, les autres délégués et nous avons échangé nos idées sur la façon dont le capital a manipulé la terminologie en ajoutant le préfixe  « bio », qui signifie vie, aux carburants renouvelables à base de plantes. C’est ridicule, parce que tout ce qui vit est  « bio ». Nous pourrions nous appeler bio-Jean Dupont, bio-soja, etc. Les entreprises utilisent le préfixe  « bio » afin d'encourager le public à voir leurs produits comme une bonne chose, comme politiquement correct. Ainsi, au niveau international, Vía Campesina a accepté d’utiliser une terminologie plus appropriée. Ces carburants et cette énergie sont produits à partir de cultures agricoles, d’où les termes agrocarburant et agroénergie.

Quel est l’impact de la ruée sur les agrocarburants au Brésil ?

Nous sommes très inquiets. Ce que nous observons, c’est une puissante alliance entre les trois secteurs du capital transnational : les compagnies pétrolières, qui veulent réduire leur dépendance vis-à-vis du pétrole ; les entreprises automobiles, qui veulent continuer à profiter du modèle actuel de transport individuel, et les entreprises agroindustrielles, telles que Bunge, Cargill et Monsanto, qui veulent continuer de monopoliser le marché mondial de l’agriculture. Le capital international veut désormais s’allier aux grands propriétaires terriens du sud, et notamment brésiliens, afin de pouvoir utiliser de grandes superficies de terre pour produire des agrocarburants. Elles ne veulent le faire que pour conserver leurs marges bénéficiaires et leur niveau de vie. Elles ne sont pas, comme nous, le moins du monde préoccupées par l’environnement, le réchauffement climatique ou quoi que ce soit d’autre. Le capital n’a qu’un seul objectif – le profit – et il n’a dorénavant qu’un seul objectif, c’est d’essayer d’utiliser l’agriculture pour produire du carburant pour les véhicules.

Quel est l’impact de tout ceci sur l’agriculture et la production alimentaire ?

Les règles de l’économie sont appliquées à l’identique pour tout produit agricole capitaliste et elles sont basées sur le taux de bénéfice moyen. S’il est plus rentable de produire de l’éthanol ou d’autres agrocarburants que de produire du maïs, du blé ou des haricots, l’agriculteur va, bien sûr, remplacer les cultures vivrières, qui dégagent généralement une marge bénéficiaire moindre (parce que les consommateurs ont de faibles revenus) par des cultures appropriées pour la production d’agrocarburant. C’est la règle de capitalisme. Ce n’est pas quelque chose qui a besoin d’être prévu ou planifié. Et c’est ce qui se passe au Brésil. La surface consacrée à la canne à sucre augmente, parce qu'elle est plus rentable, et la surface consacrée au haricot, au maïs et au bétail laitier chute.

L’un des autres effets que nous observons, c’est que les agrocarburants mènent à l’expansion de la monoculture. La monoculture de canne à sucre ou de soja s’empare de grandes étendues de terre fertile afin de produire le produit de départ de l’éthanol ou du biodiesel. La monoculture est nuisible pour l’environnement parce qu’elle détruit les autres plantes et qu’elle réduit la biodiversité. Les recherches menées sur la production de soja et de canne à sucre démontrent que la monoculture change le schéma des précipitations, qui deviennent plus concentrées sur une période spécifique de l’année et plus torrentielles. Et comme il y a moins de végétation pour absorber ces pluies, elles s’écoulent plus rapidement vers les rivières et les nappes phréatiques. D’autres études ont montré que la température moyenne a augmenté et que les sécheresses deviennent plus fréquentes dans les régions dans lesquelles la monoculture prévaut. Dans le cas de la canne à sucre, le problème est encore aggravé par l’utilisation du feu pour débroussailler la terre, ce qui libère encore davantage de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. De très mauvaises conditions de travail sont également l’une des caractéristiques de la production de canne à sucre. Les travailleurs sont transportés vers des régions éloignées, ce qui rend difficile leur organisation et l’exigence de leurs droits.

Qu’en est-il des droits de propriété de la terre ?

Les agrocarburants ont un énorme impact sur la concentration de propriété terrienne. Ils encouragent les grandes entreprises à étendre la zone consacrée à la monoculture et, en alliance avec le capital financier et international, à acquérir de grandes surfaces de terre. Par exemple, ces derniers mois, Cargill a acheté la plus grande distillerie d’alcool de São Paulo, couplée avec une plantation de 36 000 hectares de canne à sucre. C’est la plus importante plantation de canne à sucre nationale. D’autres multinationales font des opérations semblables. L’année dernière, la culture de la canne à sucre a atteint un record de 4 millions d’hectares, uniquement dans l’état de São Paulo. Et beaucoup d’usines envisagent de s’étendre. L’idée est d’augmenter la surface jusqu’à ce qu’elle atteigne 7 millions d’hectares dans seulement trois ans. Les états voisins de Goiás, le sud-est de Minas Gerais et le Mato Grosso do Sul étendent également leur production de canne à sucre et doivent construire non moins de 77 distilleries nouvelles au cours des cinq prochaines années. Petrobrás a déjà commencé à poser des pipe-lines reliant Cuiabá (la capitale du Mato Grosso, dans le centre-ouest du pays) à Paranaguá, dans l’état du Paraná sur la côte sud-est, et un autre, reliant la proximité de Goiânia (la capitale de Goiás) et le port de São Paulo, Santos. La région entière va être envahie de grandes plantations de canne à sucre. C’est une concentration extraordinaire de propriété de terre, qui renforce la présence du capital international, sous la forme d’entreprises comme Cargill, par exemple. De nombreux fonds d'investissement étrangers, y compris ceux contrôlés par George Soros, acquièrent des parts dans des entreprises brésiliennes d'alcool.

Comment résumeriez-vous l’expérience brésilienne de plus de 30 ans de production d'alcool à partir de canne à sucre ?

La production d'alcool à partir de la canne à sucre pour en faire de l'essence pour les véhicules a eu un impact positif sur la balance commerciale brésilienne. Elle a réduit la dépendance nationale envers le pétrole et a permis de maintenir l’essence à des prix raisonnables. Cependant, elle a aussi causé de nombreux problèmes environnementaux. Beaucoup de scientifiques sont favorables à cette production, mais en petites unités, intégrées dans les cultures paysannes, pour la consommation locale et avec pour objectif de promouvoir la souveraineté énergétique. Pourtant, la dictature de l’époque a choisi la monoculture et les grandes usines. Un grand nombre de districts ruraux sont devenus d'immenses plantations de canne à sucre, complètement dépendants des autres régions brésiliennes pour leur alimentation. Il n’y a eu aucune réduction de la pollution. Tout d’abord, parce que la production de canne à sucre, elle-même, requière du diesel et des engrais provenant de dérivés pétroliers. Donc, en fait, on assiste à une augmentation de 25 pour cent d’augmentation de la consommation de pétrole dans ces régions. Ensuite, les véhicules qui utilisent un mélange de pétrole et d’alcool continuent de contribuer au réchauffement climatique, à cause de l'énorme quantité de véhicules et de gens dans les grandes villes. Ainsi, l'utilisation de l'alcool n'a résolu aucun des problèmes environnementaux, ni n'a freiné les émissions de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. C’est tout le contraire, en fait. De plus, elle a aggravé les problèmes sociaux en promouvant la concentration de propriété terrienne, en réduisant les zones rurales et en incitant à l’exode rural. Au Brésil, les régions de canne à sucre sont les zones qui conjuguent la plus grande concentration de richesse et le plus fort taux d’incidence de pauvreté. J’utilise toujours l’exemple de Ribeirão Preto, une ville du centre de l’état de São Paulo, considérée par la bourgeoisie comme la Californie brésilienne pour son grand savoir-faire technologique dans la production de la canne à sucre. Il y a trente ans, c'était un endroit riche alimentairement autosuffisant et jouissant d’une agriculture paysanne et d’une distribution équitable de revenus. Aujourd’hui, c’est une immense plantation de canne à sucre, et environ 30 distilleries possèdent la terre. Près de 100 000 personnes vivent dans des bidonvilles et 3 813 personnes sont en prison, soit davantage que le nombre de personnes employées dans l’agriculture, soit 2 412 personnes y compris les enfants. C’est ça, le modèle de société de la monoculture de la canne à sucre : plus de personnes en prison que de personnes travaillant la terre !

Comment pensez-vous que nous pouvons gérer la crise de l’énergie et des carburants fossiles ?

Il faudrait qu’il y ait un grand débat public afin de discuter le problème à plusieurs niveaux. En tout premier, et c’est très important, il faut que nous changions le système de transport. Nous devons mettre fin à notre dépendance aux véhicules qui transportent les individus et qui consomment beaucoup de pétrole et d'alcool. Nous devons promouvoir le transport public, qui peut utiliser du gaz, de l’électricité ou d’autres formes d’énergie moins polluantes. Ensuite, nous devons changer nos sources d’énergie dans la société en général et encourager les alternatives à petite échelle qui ont moins d’impact sur l’environnement, comme les centrales hydroélectriques de taille moyenne, les agrocarburants, l’énergie éolienne, etc. Enfin, nous devons promouvoir l'idée de la souveraineté énergétique. Chaque communauté, chaque district, devra trouver ses propres solutions locales pour ne pas dépendre de l’énergie importée. Évidemment, les grandes villes ne peuvent pas complètement réussir ce programme, mais elles peuvent réduire de façon très importante leur dépendance aux sources externes. Il est possible de trouver des formes d’énergie non-polluantes qui préservent l’environnement. Nous espérons que les conséquences négatives du réchauffement et du changement climatiques, dont la population urbaine est déjà consciente, éduqueront le public et l’encourageront à mettre la pression sur les gouvernements pour qu’il y ait un changement. Nous ne pouvons rien attendre des entreprises et des capitalistes qui ne prennent aucune responsabilité envers les gens et ce, uniquement pour faire des marges bénéficiaires.

Qu’est-ce que propose le MST pour changer la politique gouvernementale en termes d’agrocarburant ?

Le MST et la Vía Campesina débattent constamment de ces questions. La première étape est d’arrêter l'expansion des monocultures de la canne à sucre et du soja et d'arrêter également l'avancée du capital transnational. La seconde étape est d’accroître le débat public sur les alternatives et de promouvoir l’idée que le commerce de l’énergie, y compris de l'agroénergie, doit être contrôlée par une entreprise du secteur public qui peut développer des politiques qui soient dans l’intérêt des gens et non dans l’intérêt du capital. Cela sera une bataille longue et difficile. Mais la bataille a déjà commencé et elle va décider du futur de l’humanité.

Author: João Pedro Stedile
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