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Entrevue avec Jack Kloppenburg

by GRAIN | 9 Oct 2005

GRAIN

GRAIN: Voilà près d’une vingtaine d’années que vous avez écrit Les semences d’abord. Qu’aviez-vous vu émerger dans le domaine de la biotechnologie végétale qui vous a poussé à y consacrer un livre?

JK : À la fin des années 70 j’ai passé plusieurs années au Botswana  dans le cadre du Peace Corps à travailler avec des communautés d’agriculteurs. J’étais un gars de la ville mais c’est là que j’ai réalisé que cela me plaisait de travailler avec les paysans et que j’aimais faire pousser mes propres aliments. À mon retour aux États-Unis, j’ai suivi un troisième cycle à l’Université de Cornell, tout en continuant à travailler mon propre jardin et je me suis rendu compte que les problèmes d’inégalité et la situation problématique que les paysans connaissaient, se manifestaient aussi aux États-Unis. Tout particulièrement la concentration de pouvoir dans l’agribusiness. Un ami de Cornell m’a conseillé de regarder du côté des semences pour faire ma thèse, conseil qui se révéla judicieux. La biotechnologie était tout juste en train d’émerger à l’époque et une controverse au sujet de l’hormone de croissance bovine secouait Cornell. Lorsque j’ai commencé à regarder ce qui se passait dans l’industrie semencière, j’ai constaté que là aussi la biotechnologie était importante. Les petites entreprises semencières étaient en train d’être achetées par de grandes entreprises comme la Shell Oil et même la compagnie d’autocars Greyhound. Manifestement, quelque chose d’étrange se passait qui était lié aux promesses des nouvelles biotechnologies.

Le meilleur moyen d’anticiper le futur est d’essayer de comprendre ce qui s’est déjà passé. Ainsi pour tenter de déterminer où la biotechnologie était susceptible d’amener l’agriculture, il me fallait savoir d’où venait l’industrie semencière et quelle trajectoire elle avait prise. Le livre de Pat Mooney “Les semences de la terre” a été mon cadre de référence initial. Il n’existait en revanche que peu d’informations concernant l’industrie semencière aux Etats-Unis. La plupart des travaux antérieurs relatifs aux semences portaient sur la Révolution verte en Asie. Nous avions également connu une Révolution verte aux États-Unis, mais il existait très peu d’informations sur la forme qu’elle avait prise et les effets qu’elle avait eus.

À bien observer l’histoire de la sélection végétale aux États-Unis, j’ai pu identifier trois caractéristiques qui éclairent sur l’orientation de l’économie politique de la sélection végétale depuis 1850 dans ce pays. La première est la «marchandisation» Il est difficile de posséder une semence car il s’agit d’un organisme biologique qui cherche à se reproduire dans toutes sortes de circonstances différentes. L’industrie s’est donc engagée sur deux voies pour parvenir à cette marchandisation: la voie sociale, qui doit passer par la législation pour que les semences puissent devenir propriété privée; et la voie technologique, qui est la production d’hybrides.

La deuxième caractéristique est la division du travail entre travaux scientifiques publics et privés. Les laboratoires publics ont produit une bonne part des connaissances de base nécessaires pour faire de la sélection végétale une discipline appliquée et les programmes publics de sélection ont apporté aux agriculteurs de nouvelles variétés à faible coût, parfois même gratuites, que les agriculteurs ont reproduit régulièrement pour eux-mêmes. Ceci ne laissait aucune place à l’industrie privée.

Pour construire une industrie semencière, il a fallu écarter les sélectionneurs du secteur public par un coup d’état intéressant où l'industrie a décrété  «Vous faites une chose et nous une autre. À vous la science fondamentale et le développement et à nous le produit fini; c’est nous qui vendrons les semences aux paysans. »

La troisième caractéristique concerne les ressources génétiques, la matière première de la sélection végétale. La majeure partie de la diversité agricole réside dans le Sud géopolitique et il y a une longue histoire de flux asymétriques de ces ressources du Sud vers le Nord.

Ces trois caractéristiques ont déterminé les trajectoires historiques le long desquelles la biotechnologie- me semblait-il -allait se déployer. Et à moins que n’interviennent de vrais changements dans l’organisation sociale, il est très probable que la biotechnologie continue à se déployer sur ces trois trajectoires.

Comment ont évolué ces trajectoires depuis la publication de votre livre ?

Les paysans ont continué à perdre du pouvoir. Aux États-Unis, la plupart sont piégés dans une spirale technologique et engagés dans des marchés d’intrants et de produits de base sur lesquels ils ont  de moins en moins de contrôle. Ils n'ont souvent pas d'autre choix que d’acheter les semences proposées par les vendeurs de gènes des entreprises. La division du travail a continué à s’accentuer dans le secteur de la sélection végétale. Les sélectionneurs publics continuent à être émasculés. Le centre de gravité de la sélection se trouve assurément maintenant à l’intérieur des entreprises privées. Le secteur public a perdu son rôle dans la détermination du type de variétés mises à la disposition des paysans, qui n’ont quasiment d’autre choix que de se tourner vers l’industrie pour obtenir des semences. Ce dispositif ne fait que renforcer les modèles non durables de monoculture.

Le problème des ressources génétiques n’a pas beaucoup évolué depuis la publication du livre voilà près de 20 ans. Les compagnies continuent à bénéficier d’un accès pratiquement gratuit. En règle générale, elles ont ce qu’elles veulent au prix qu’elles veulent même si des gouvernements nationaux ont imposé certaines restrictions et si diverses communautés et peuples autochtones ont tenté d’introduire différentes formes de droits des paysans ou droits sur les ressources traditionnelles. Au cours des 18 dernières années nous avons assisté à l’intensification de schémas contestables en place depuis bien plus longtemps.

Cependant, la résistance populaire s’est considérablement renforcée. Cette résistance est-elle efficace ?

Lors de la parution de «Les semences d’abord» il y avait assez peu d’opposition publique organisée. Aujourd’hui, il existe une opposition notable partout dans le monde. Il n’était alors pas question de «biopiraterie» ni de «technologie Terminator». On ne parlait pas de «biopollution». Ces termes sont maintenant familiers. L'émergence de l'opposition a été passionnante – s'intéressant non seulement à la biotechnologie ou au génie génétique en soi, mais aussi à l’ensemble des activités des entreprises dans l’agriculture. La biotechnologie est perçue comme l'une des composantes du tissu de la mondialisation  des entreprises et c’est vraiment un signe très encourageant.

Une part essentielle de la résistance réside dans l’émergence de mouvements pour la souveraineté alimentaire dans le Sud et dans les mouvements pour une alimentation locale dans le Nord. Partout dans le monde les gens  sont de plus en plus conscients qu’ils ne sont pas astreints à une trajectoire unique de développement agricole intensif en capital et en énergie et que l’on peut bien manger, avec plaisir et durablement en améliorant les technologies dont on dispose déjà et en se tournant vers l’agriculture agroécologique et l’agriculture biologique. Ce dont les gens ont besoin, ce n’est pas simplement d’avoir quelque chose à quoi s’opposer mais aussi d’avoir quelque chose pour remplacer ce à quoi ils s’opposent, et de définir un nouveau paradigme pour l’agriculture et pour l’alimentation. À mon sens, la souveraineté alimentaire et les mouvements pour une alimentation locale offrent ce type d'alternatives concrètes.

Il est aussi positif de constater qu’aux États-Unis et ailleurs les sélectionneurs et scientifiques du secteur public, à défaut de se radicaliser, prennent au moins conscience de la situation dans laquelle ils se trouvent. Leur propre liberté d’opérer, de faire leur propre science, a été grandement limitée par le fait que les ‘Géants du gène’ possèdent les technologies nécessaires à la conduite des travaux qu’ils aimeraient entreprendre. Parmi les sélectionneurs publics se dessine un mouvement visant à se rassembler et à revitaliser et reconstruire le secteur public de la science et de la sélection végétale dans nos universités. Aux États-Unis se sont tenus deux sommets sur le thème «Semences et sélection» qui ont permis à des sélectionneurs de rencontrer pour la première fois diverses ONG pour explorer des possibilités de collaboration.

Existe-t-il des raisons d’être pessimiste à l’égard des processus intergouvernementaux traitant de la biodiversité ?

Le Traité sur les semences (voir page XX) ne semble guère porteur d’avancées ou de protection de la biodiversité et il ne concrétise pas vraiment davantage les droits des paysans. En revanche, le Protocole sur la biosécurité a aidé à freiner quelque peu l’industrie. Mais tous ces domaines sont contestés. L’industrie sait ce qu’elle aimerait faire et s’emploie très activement dans les enceintes publiques ou privées à réduire l’impact des réglementations locales, nationales et internationales. C’est, bien sûr, ce que nous enseigne l’histoire de l’industrie semencière, laquelle, par exemple, s’évertue depuis les années 1890 à assujettir les végétaux au droit des brevets. N’ayant pas obtenu tout de suite ce qu’elle voulait, elle est revenue sans cesse à la charge jusqu’à ce que, en 1985, les plantes deviennent brevetables aux États-Unis. Et il en ira sûrement de même pour les arrangements sociaux ou administratifs quels qu’ils soient, mis en place pour les semences, ainsi que pour les protocoles sur la biosécurité ou pour pratiquement tout le reste. Il nous faut faire preuve de la même opiniâtreté que l’industrie.

Voilà plusieurs années Seedling a publié deux articles, un de Camilla Montecinos et l’autre de Erna Bennett , se demandant si l’ensemble de l'orientation vers les droits des paysans était bien la meilleure et s’il n’y avait pas tout simplement trop de contradictions inhérentes à une démarche prétendant utiliser les outils du maître pour démonter la maison du maître. Je comprends bien ce genre de point de vue. Je pense que les droits dits alternatifs, communautaires ou traditionnels sur les ressources qui ont été développés jusqu’à présent ne sont en fait que des produits dérivés de la propriété intellectuelle de type occidental. Je n’ai vu aucun cadre ou mécanisme qui protège effectivement les intérêts des peuples autochtones, des villages ou des régions des ravages des biopirates du Nord. C’est là une contradiction fondamentale. D’un autre côté, je ne sais pas ce qui pourrait être fait d'autre. Nous devons résister partout où nous le pouvons, mais je peux difficilement critiquer les accommodements qui sont faits.

De toute façon, il me semble impossible de prévoir exactement la configuration particulière d’actions ou de faisceaux d’action qui servirait au mieux l’intérêt supérieur public mondial. Nous devons participer à autant de niveaux que possible et dans autant d’endroits que possible. Il nous faut tout essayer ou presque, quasiment partout. Ce qui est passionnant c’est que cette opposition créative se manifeste presque partout, et que nous fassions si bien avec tellement moins de ressources, politiques, économiques et même culturelles, que celles dont dispose l’industrie.

«Les semences d’abord» vient d’être réédité avec un nouveau chapitre. Quel est le principal message près de 20 ans après ?

Le nouveau chapitre appelé «Encore les semences» rend compte des événements de ces 18 dernières années. Il y est indiqué que les trajectoires que j’avais identifiées dans le livre demeurent fortement opératoires. On a vu la marchandisation se poursuivre et s’accélérer. Les contours de la division du travail sont nettement plus marqués qu’auparavant. La biodiversité est utilisée de manière encore plus asymétrique. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu l’émergence d’une opposition vigoureuse, qui doit encore prendre toute son ampleur. Si on se tourne vers l’avenir, la grande et bonne nouvelle de ces 18 dernières années est l’apparition de cette opposition. Mais le plus important, je crois, est d’avoir placé le problème de la biotechnologie et l’industrie semencière dans le contexte plus large de la résistance à la mondialisation des entreprises.

La semence est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin, du processus de production agricole. Les traits génétiques qui peuvent être intégrés dans une semence façonnent le processus de production par lequel cette semence va passer. La semence est un élément critique pour le capital, sans pour autant être le seul. La mondialisation par les entreprises est à l’œuvre non seulement dans le secteur des semences mais aussi dans la production animale, l’industrie des pesticides, l’industrie pharmaceutique, les sciences de la santé, l’énergie et les média. Le grand problème social de notre temps est la concentration croissante du pouvoir économique, et donc du pouvoir culturel et politique, entre les mains d’un petit groupe toujours plus réduit d’entreprises. La semence est une pièce du puzzle. Il s’agit d’une pièce particulièrement accessible parce les gens sont à même de comprendre d’où leur nourriture provient et cela lui confère une puissance particulière. Mais la concentration est à l’œuvre dans toute l’industrie, pas seulement dans le secteur des semences.

Étant donné que l’opposition doit viser la mondialisation des entreprises et pas seulement l’un de ses aspects, du temps sera nécessaire pour que le processus de ‘gestalt’ mûrisse. Nous n’avons guère d’autre choix que de faire ce que nous pouvons et d’être attentif à ce qui se passe. Les contradictions apparaîtront d’elles-mêmes. À terme, nous aurons l’occasion d’inverser le mouvement.


Jack Kloppenburg est professeur de sociologie rurale à l’Université du Wisconsin-Madison (États-Unis). Il s'est distingué pour son analyse des retombées sociales émergentes de la biotechnologie, ainsi que pour ses travaux sur la controverse mondiale concernant l’accès à la biodiversité et son contrôle. Son livre First the Seed: The Political Economy of Plant Biotechnology, dont unenouvelle édition actualisée vient de paraître, passe pour un ouvrage pionnier dans ce domaine. Il a grandement concouru à faire prendre conscience à de nombreuses personnes (dont des membres de l’équipe de GRAIN) des incidences sociales de la biotechnologie, concernant en particulier le système alimentaire. Par la suite, ses travaux se sont élargis pour englober les moyens de s’opposer à la place grandissante des entreprises dans le système alimentaire, en particulier dans le souci d’assurer la durabilité, l’autonomie et la préservation de la production dans le système d’approvisionnement alimentaire. On peut le contacter à l’adresse suivante: jrkloppe(at)facstaff.wiscedu

[1] Camila Montecinos (1996), “Sui Generis – a dead end alley?”, Seedling, December 1998, p 19

[2] Erna Bennett (2002), “The Summit-to-Summit Merry-go-Round”, Seedling, July 2002, p 3

Author: GRAIN
Links in this article:
  • [1] http://www.wisc.edu/wisconsinpress/books/2659.htm
  • [2] http://www.grain.org/seedling/?id=143
  • [3] http://www.grain.org/seedling/?id=196%20