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Des accords commerciaux qui livrent les semences japonaises aux multinationales

by Inyaku Tomoya & GRAIN | 1 Oct 2020
Des agriculteurs du Mintoken préparent les plants de riz. Mintoken (l’Institut civil pour la culture du riz bio) fondé par M. Inaba Mitsukumi, défenseur des semences et de l’agriculture biologique, a mis au point une méthode de culture du riz qui utilise peu d’intrants et obtient de meilleurs rendements. Photo : Fukazawa Shimpei


Cet été, au cours de la 201ème séance du parlement japonais, une proposition d’amendement de la Loi de protection des obtentions végétales et des semences (PVP Act ou Loi de POV) a été soumise. Convaincus que le vote serait immédiat sans nécessiter une séance plénière ou un débat important, le gouvernement et le parti en place avaient rassuré d’avance les juristes de l’opposition en insistant sur le fait que la proposition de loi ne provoquerait pas de controverse. Cependant, une pétition de la Fédération nationale japonaise des mouvements d’agriculteurs, Nouminren, conteste le projet d’amendement du gouvernement.1 Plusieurs personnages importants se sont prononcés contre le projet, ce qui a permis à l’opposition des agriculteurs et de la société civile de repousser la procédure d’amendement provisoirement.
Mais que cachent ces efforts pour amender la Loi de POV ?

Une “Loi Monsanto” japonaise : les semences publiques passent au privé

Depuis la Seconde guerre mondiale, les gouvernements nationaux et locaux du Japon ont joué un rôle primordial dans l’obtention des variétés de riz et d’autres cultures importantes, ainsi que dans leur distribution aux agriculteurs via les coopératives agricoles et d’autres organismes. En plus du riz et d’autres grandes cultures, les variétés publiques prédominent encore dans les champs de cultures de base de la région, telles que les pommes de terre à Hokkaido et la canne à sucre à Okinawa.

Même si ce système est devenu si dominant qu’il limite le développement des variétés de semences autochtones et des plants traditionnellement cultivés par les agriculteurs locaux, il a néanmoins permis à chaque préfecture de produire et de garantir la stabilité de l’approvisionnement en semences et en plants adaptés d’un point de vue culturel et climatique aux différentes régions.

En novembre 2017, une note a été envoyée aux gouvernements locaux par le ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche (le MAFF), indiquant que les préfectures devaient fournir aux entreprises privées les savoir-faire concernant la production et la gestion des semences et qu’éventuellement, ces entreprises privées prendraient les rênes.2 Ce moment ne s’est pas fait attendre et le gouvernement a décidé que la gestion des semences devait être transférée du secteur public au secteur privé.

En avril 2018 un autre coup important est porté à la gestion publique des semences : la Loi sur les semences des principales cultures est abolie. Jusqu’alors, la loi octroyait aux gouvernements locaux et au gouvernement national la responsabilité de la stabilité de la production des semences des principales cultures : riz, blé et soja. Pour s’assurer qu’il n’y aurait pas de pénuries de semences en ce qui concerne les principales cultures, les gouvernements locaux avaient l’obligation de faire des plans annuels. C’est cette loi qui fut le fondement de l’agriculture japonaise d’après-guerre.

Le passage du public au privé est déjà bien avancé dans un certain nombre de secteurs, notamment les marchés de gros, l’approvisionnement en eau, les forêts et les pêcheries, ainsi que la santé, l’éducation et la protection sociale. L’amendement de la Loi de POV ne peut pas être dissocié de ce contexte.

La Loi sur la protection des obtentions végétales et des semences, mieux connue sous le nom de Loi de POV ou PVP Act, est entrée en vigueur en 1947. Elle a été révisée en 1978, puis a subi une seconde révision substantielle avec l’UPOV 1991 (l’Union internationale pour la protection des nouvelles obtentions végétales). En bref, la tentative actuelle pour réviser la Loi de POV a pour but de renforcer encore les droits d’obtenteur.3

Selon la version actuelle de la loi, les agriculteurs ont le droit de sauvegarder les semences des variétés enregistrées, avec certaines exceptions. Mais si l’amendement de la Loi de POV devait passer, les agriculteurs n’auraient plus le droit de reproduire des variétés enregistrées sans autorisation de l’obtenteur. La violation de ce principe par des particuliers serait passible d’un emprisonnement allant jusqu’à dix ans ou d’une amende pouvant monter jusqu’à 10 millions de yen (95.000 dollars US). S’il s’agit d’une entreprise, on pourrait même atteindre le chiffre de 300 millions de yen (3 millions de dollars). L’amendement proposé prévoit aussi de réduire le coût de dépôt de demande et d’enregistrement pour toute nouvelle variété de semence.
Jusqu’à présent, il y a eu très peu ce cas de violations de la Loi de POV. Ce qui explique aussi pourquoi la plupart des agriculteurs n’ont jamais entendu parler de cette loi. Les amendements proposés faciliteront la tâche aux obtenteurs pour traduire en justice les agriculteurs et vendeurs de semences en les accusant d’avoir violé la loi. Si le propriétaire d’une semence brevetée pense que tel ou tel agriculteur propage une semence similaire, le MAFF peut tout simplement comparer les caractères en utilisant une liste et si ce sont les mêmes caractères, l’agriculteur peut être directement accusé d’avoir enfreint la Loi de POV, sans aucune autre preuve ou décision de justice.

Germination de riz Koshihikari. Le riz Koshihikari a été initialement créé par la Centre préfectoral de recherche agricole de Fukui en 1956 et est actuellement développé par plusieurs préfectures. Photo : Koji Ishizuka


Que se passerait-il si tout le travail sur les semences passait des organismes publics à des organismes privés?

Le gouvernement national et les gouvernements locaux assurent la sélection de 300 variétés différentes de riz adaptées à chaque région du Japon. Cette diversité n’est possible que parce qu’il s’agit de projets publics. Il ne serait pas possible pour des entreprises privées de faire des bénéfices en sélectionnant différentes variétés de riz pour des petits marchés locaux. La sélection d’une seule variété de riz peut prendre jusqu’à 10 ans et la plupart des entreprises privées sur le marché du riz ne commercialisent au mieux que quelques variétés. Si le marché des semences est abandonné au secteur privé, la diversité s’en trouvera radicalement réduite et le prix du riz et des autres plantes explosera.

Le Japon est un petit pays, mais le climat et les sols varient du nord au sud. Dans les régions plus froides, on a développé des variétés qui peuvent supporter le climat et continuent à être utiles aux agriculteurs. Hokkaido est l’un des plus gros producteurs de riz du Japon, grâce à la mise au point de variétés adaptées au climat. Même au sein d’une région, les conditions sont relativement différentes entre les zones montagneuses et les plaines. C’est la raison pour laquelle il est important de pouvoir disposer d’une grande variété de semences.

Le passage aux variétés du secteur privé va également provoquer un changement majeur dans l’agriculture. Contrairement aux semences publiques, l’usage des intrants agricoles chimiques et des engrais chimiques est spécifié dans les accords passés avec les entreprises privées et leur usage devient obligatoire dans certains cas. C’est par exemple ce qui se passe avec la variété de riz “Tsukuba SD” de Sumitomo Chemical. L’accord de licence indique spécifiquement quels pesticides et quels engrais chimiques doivent être utilisés et les agriculteurs n’ont pas le droit de décider en toute liberté comment cultiver le riz.

Au Japon, producteurs et consommateurs ont mis en place une relation en face-à-face qu’on appelle “Sanchoku-Teikei” et qui a permis d’améliorer la sécurité des produits agricoles. Si le secteur privé prend le contrôle des semences, ce sera la fin de cette relation, ce qui pourrait changer notre manière de produire les aliments et même notre façon de manger.

La conservation des semences est le fondement de l’agriculture

La principale différence entre les droits de propriété intellectuelle sur les semences et ceux qui concernent les autres produits industriels est le fait que les semences sont quelque chose de vivant. Le sol et le climat ont laissé leur marque sur la semence. La répétition de la conservation des semences dans le sol local parvient à en faire des semences adaptées à l’environnement local. C’est là le véritable plaisir de l’agriculteur : créer un arôme unique qui lui soit propre.

Ces semences préservées à la ferme sont donc essentielles pour obtenir des semences adaptées à la région. Les semences préservées à la ferme ne sont pas simplement des copies mais des organismes vivants qui sont constamment en train de changer. Au fur et à mesure que les agriculteurs multiplient leurs propres plants, de nouvelles variétés peuvent apparaître. C’est ainsi que les semences et les plants ont été développés tout au long de l’histoire. C’est la préservation des semences par les agriculteurs qui a constitué la sélection de nouvelles variétés.

Certaines plantes ne se reproduisent pas par l’intermédiaire de semences en tant que tel, mais via d’autres parties de la plante, tubercule, rhizome, ou stolon. Ces parties de plantes ont aussi été privatisées dans le cadre de l’UPOV 91 ou d’autres réglementations sur les obtentions végétales. Le problème est que ceux qui vendent ces parties de plantes pour la canne à sucre, les pommes de terre et les fraises, n’ont pas la capacité de production et d’approvisionnement suffisante pour répondre aux besoins des agriculteurs. En d’autres termes, la préservation des semences et la reproduction des plantes à la ferme est pour l’agriculture japonaise moderne un processus important dont l’agriculture japonaise moderne ne peut se passer.

Pourquoi le gouvernement japonais veut-il maintenant interdire la conservation des semences?

La pression des accords de libre-échange (ALE)

Le Japon a ratifié l’UPOV 1991 en 1998 mais jusqu’à présent, il était permis de sauvegarder les variétés enregistrées. Depuis la ratification de l’UPOV 1991, le Japon a impitoyablement attiré dans l’UPOV des pays en développement avec ses accords de libre-échange (ALE), allant même jusqu’à tenter de changer la portée de la législation des autres pays sur les brevets pour donner plus de pouvoir aux entreprises japonaises sur la biodiversité. Certaines de ces tentatives ont cependant réussi à être repoussées.4 En 2007, le Japon a lancé la mise en place du Forum sur la protection des obtentions végétales en Asie orientale. Ce forum comprend les 10 pays de l’ASEAN (l’Association des nations de l’Asie du Sud-est) ainsi que la Chine, le Japon et la Corée du Sud, et le Japon assure actuellement le secrétariat. Le premier objectif est d’assurer que les membres du Forum adhèrent à l’UPOV et harmonisent leur législation sur la protection des obtentions végétales.5 Mais l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (CPTPP) adopté à la fin de 2018, exige la ratification et l’application stricte de l’UPOV 1991 et la révision de la Loi de POV du Japon doit être considérée comme une des dérégulations imposées par le Partenariat transpacifique (TPP).

En 2015, le MAFF a annoncé sa Stratégie 2020 sur la propriété intellectuelle. L’agriculture y devient « une industrie de l’information et des savoir-faire ». L’objectif est de faire de l’argent en vendant au reste du monde la propriété intellectuelle en matière d’alimentation. Cela correspond bien à la stratégie du gouvernement Abe qui s’est engagé en faveur de la propriété intellectuelle. Or le cœur de la propriété intellectuelle en agriculture, se sont les droits sur les semences et les plants. L’idée principale de cette stratégie est de promouvoir l’acquisition de droits d’obtenteur dans le cadre de la Loi de POV et de brevets dans le cadre de la Loi sur les brevets.6

Riz noir prêt à être cultivé. Photo: Koji Ishizuka


Dans un rapport de 2018, le MAFF conclut que Sakata et Takii, deux des plus grands semenciers du Japon, font partie des 10 plus grosses entreprises semencières mondiales et que, même s’il n’est pas prévu que le marché national augmente, la concurrence internationale en termes de semences et de plants est censée s’intensifier. C’est la raison, conclut le rapport, pour laquelle il est important de développer les exportations et de faciliter les activités du pays à l’étranger. Le Japon est parmi les pays qui soutiennent fortement le renforcement des droits d’obtenteur dans le cadre du TPP.7

Le pourcentage des nouveaux enregistrements de semences par des entreprises étrangères n’a pas cessé de croître au Japon. En 2017, il représentait 36 % du total des enregistrements de semences. Le ministère essaie de rassurer en affirmant que la large proportion d’entreprises étrangères n’est pas un souci, car la plupart sont des producteurs de fleurs et seules quelques-unes ont à voir avec l’alimentation. Mais cela ne fait que refléter la situation actuelle où les entreprises privées sont obligées de se concentrer sur les fleurs. Selon les autorités, l’amendement ne ciblerait qu’un petit nombre de variétés, mais l’affirmation est extrêmement trompeuse puisque plus de cinq mille variétés seront touchées. La révision de la Loi de POV encourage les multinationales à renforcer leur présence au Japon, non seulement dans le secteur des semences de fleurs, mais dans les champs occupés jusqu’ici par les agriculteurs et par le secteur public.

Vers la conservation des semences locales et traditionnelles

La dépendance grandissante du monde vis-à-vis d’un tout petit nombre de variétés de semences produites par des grandes entreprises exacerbe le risque d’insécurité alimentaire dû aux ravageurs et aux maladies. Dans bien des coins du globe des mouvements ont émergé pour créer des banques de semences locales et accroître le nombre de variétés natives précieuses pour l’agriculture.

En Corée du Sud, les autorités promeuvent de plus en plus la conservation et l’usage des variétés traditionnelles. Ces dernières années, un décret intéressant, le Décret pour la promotion et le soutien d’une alimentation locale, a été appliqué dans de nombreuses municipalités coréennes. Il soutient non seulement la préservation des semences locales, mais encourage aussi l’utilisation des produits agricoles provenant de ces semences dans les écoles et les hôpitaux. Les récoltes cultivées localement à partir de ces semences sont certifiées « aliments locaux », vendues dans les magasins d’alimentation locaux et promues sur les marchés locaux.

Un Conseil de l’alimentation locale a été mis en place par des ONG et des citoyens locaux, ainsi que des agriculteurs et des commerçants, pour développer une politique alimentaire et planifier la promotion d’une alimentation locale.8 L’accord de libre-échange entre la Corée et les États-Unis a fait du mal à l’agriculture sud-coréenne, mais ces mesures ont mobilisé les agriculteurs locaux. Dans la plupart des régions coréennes, les cantines scolaires servent désormais du riz bio. Ce succès remarquable pourrait servir d’inspiration au Japon.

Des mouvements locaux de soutien aux aliments bio commencent à se multiplier à travers le Japon et des voix réclamant des repas bio dans les écoles se font de plus en plus entendre. Ces mouvements pourraient marquer un tournant dans la politique agricole du Japon. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un système alimentaire local qui protège notre vie et notre environnement, et non pas d’une révision de la Loi de POV.

Depuis l’abolition de la Loi semencière pour les principales cultures, plus de 20 gouvernements locaux, soit presque la moitié du Japon, ont fait passer une Ordonnance sur les semences des principales cultures pour garantir la continuation d’une production stable des semences de ces cultures. Empêcher la révision de la Loi de POV n’est pas suffisant. Nous avons besoin d’un changement majeur de paradigme : il faut mettre en place une politique qui permette de passer de l’agriculture industrielle à une agroécologie portée par les petits agriculteurs. Pour ce faire, le Japon doit se retirer du TPP et des autres ALE du même genre.

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1Nouminren est membre de La Via Campesina
2 Vice-ministre administratif du Ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche (MAFF)
3 Ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche, ‘Japan Plant Variety Protection Act’, Article 21(2) et (3), 1998, http://www.hinshu2.maff.go.jp/en/about/pvpsa.pdf
4 GRAIN, ‘Japan digs its claws into biodiversity through FTAs’, 2007, https://grain.org/e/172
5 GRAIN, L’Asie sous la menace de l’UPOV 91, 2019, https://www.grain.org/fr/article/6376-l-asie-sous-la-menace-de-l-upov-91
6 Ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche : Stratégie 2020 sur la propriété intellectuelle https://www.maff.go.jp/j/kanbo/tizai/brand/b_senryaku/pdf/tizai_senryaku_2020.pdf [en japonais seulement]
7 Ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche, Bureau de l’industrie alimentaire, Division de la propriété intellectuelle, "The Situation on Seeds and Seedlings" http://www.hinshu2.maff.go.jp/pvr/jyousei/jyousei.pdf [en japonais seulement]
8Global Moves to Protect Native Species: Local Food Ordinances by South Korea's Municipalities http://blog.rederio.jp/archives/4980

Author: Inyaku Tomoya & GRAIN
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  • [4] https://www.maff.go.jp/j/kanbo/tizai/brand/b_senryaku/pdf/tizai_senryaku_2020.pdf
  • [5] http://www.hinshu2.maff.go.jp/pvr/jyousei/jyousei.pdf
  • [6] http://blog.rederio.jp/archives/4980