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Nyéléni  Pour la souveraineté alimentaire

by GRAIN | 19 Jan 2007

GRAIN

« La Souveraineté Alimentaire est le droit des populations, des communautés, et des pays à définir leurs propres politiques agricole, pastorale, alimentaire, territoriale, de travail et de pêche, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque contexte spécifique. Cela inclut un droit réel à l’alimentation et à la production alimentaire, ce qui signifie que toutes les populations ont droit à une alimentation saine, culturellement et nutritionnellement appropriée, ainsi qu’à des ressources de production alimentaire et à la capacité de subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leurs sociétés. »
Extrait de : La souveraineté alimentaire : un droit pour tous, Déclaration finale du Forum des ONG/OSC pour la souveraineté alimentaire, Rome, Juin 2002.

Nyéléni 2007, le Forum mondial pour la souveraineté alimentaire, se tiendra au Mali entre le 23 et le 27 février 2007. La réunion rassemblera 600 délégués venus des cinq continents pour qu’ils réaffirment le droit à la souveraineté alimentaire et qu’ils initient un mouvement international pour inverser le déclin mondial de la production alimentaire dans les communautés locales. Ce forum a été organisé par une alliance de mouvements sociaux dont Les Amis de la Terre International, Via Campesina, La Marche mondiale des femmes, le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), le Forum Mondial des Pêcheurs et des Travailleurs de la Pêche, et le Forum Mondial des Peuples de Pêcheurs, qui ont pris l’initiative de l’organiser en Afrique (http://nyeleni2007.org/).

L’Afrique rurale a été ravagée par trois décennies de libre échange et de politiques anti-paysannes imposées aux gouvernements du continent par la Banque Mondiale, le Fond monétaire international, l’Organisation mondiale du Commerce, les Etats-Unis et l’Union européenne. Aujourd’hui, des centaines de familles dans les campagnes et dans les villes souffrent de la faim, malgré l’abondance des ressources naturelles du continent. Mais la riposte est engagée. Le Mali, où le forum doit se dérouler, est l’un des premiers pays du monde à avoir fait de la souveraineté alimentaire une priorité nationale.

Nyéléni : la femme qui a fait honte aux hommes

Nyéléni est un symbole en Afrique de l’Ouest. Son histoire est célèbre et il y a beaucoup de chansons qui racontent ses exploits dans la région. Elle est célèbre parce que, dans le monde masculin de l’agriculture, elle était une championne. Elle a vécu il y a plusieurs décennies et c’était une excellente agricultrice, une oratrice enthousiasmante et surtout, elle s’est dressée contre la domination masculine qui excluait les femmes des activités fondamentales de l’agriculture et autorisait les hommes à imposer leur volonté sur le reste de la famille. Elle est naturellement devenue le symbole de la résistance des femmes.

Nyéléni a participé au concours annuel du mariage, une compétition qui jusqu’alors excluait les femmes. Durant plusieurs jours, il opposait les meilleurs hommes entre 16 et 45 ans les uns contre les autres pour découvrir qui, en utilisant le daba traditionnel, pourrait désherber un champs le plus vite tout en faisant le travail le mieux possible. Nyéléni s’inscrivit au concours et gagna, remportant le trophée, qu’on appelait ciwara. Ce fut une grande victoire pour les femmes.

Comme cela apparaît clairement dans les entretiens que nous avons eus avec deux militants actifs des mouvements sociaux, Mamadou Goïta du Mali et P.V. Sateesh d’Inde, des stratégies variées sont choisies dans différentes parties du monde pour lutter pour la souveraineté alimentaire. Mais tous ceux qui font campagne [pour la souveraineté alimentaire] dans le monde s'unissent dans l’objectif commun de rendre aux populations locales le droit de décider quelles plantes alimentaires elles veulent cultiver et quelles pratiques elles veulent utiliser. Même si la façon dont la souveraineté alimentaire est mise en œuvre peut varier d’un endroit à l’autre, le succès de sa mise en pratique est facile à constater.

Mamadou Goïta

Mamadou Goïta, un économiste social, est directeur exécutif de l’Institut de recherche et de promotion des alternatives du développement (IPAR) au Mali, en Afrique de l’Ouest.

Quand le terme de ‘souveraineté alimentaire ‘ a-t-il été inventé ?

Il est utilisé depuis 1996, quand les gens ont réalisé pour la première fois qu’ils avaient besoin d’un nouveau concept. Nous avons pris conscience que le terme de ‘sécurité alimentaire’ que nous utilisions jusque là, n’était plus approprié et que la communauté internationale le manipulait pour nous duper. Nous nous sommes rendu compte que les grosses entreprises alimentaires profitaient des négociations de l’OMC sur le commerce de l’alimentation et de tous les débats sur l‘aide alimentaire pour prendre le contrôle de la production alimentaire partout dans le monde et pour rendre chacun dépendant d’elles pour son alimentation. Au Mali, nous avons réalisé que la nourriture que nous mangions venait de plus en plus de partout dans le monde, des pays occidentaux, d'Inde, etc. Nous nous sommes rendu compte que nous étions trompés, et qu'on nous disait que puisque nous avions suffisamment à manger, nous avions la sécurité alimentaire. Mais ce n'était pas le cas. Les entreprises pouvaient même faire de la nourriture meilleur marché, cela ne voulait pas dire que nous avions une réelle sécurité alimentaire. En cas de conflit avec le pays qui nous approvisionnait en nourriture, le commerce pouvait cesser. Et qu'arriverait-il alors? Notre population pouvait avoir faim. Il existe aussi le terme de "suffisance alimentaire". Nous l'employons pour décrire un pays qui est autosuffisant pour sa production alimentaire. Mais ce terme n'est pas non plus ce dont nous avons besoin, car il n'est pas précis: il ne nous indique pas si toute la population a accès à l'alimentation ni quelle sorte de nourriture est produite.

La sécurité alimentaire et l'autosuffisance sont des termes techniques. Les petits agriculteurs ont éprouvé le besoin d'un concept plus vaste qui apporte une dimension politique au débat sur l'alimentation.

Et comment définissez-vous la souveraineté alimentaire?

La souveraineté alimentaire comporte deux aspects. D'abord, cela signifie le droit de chacun, ou de chaque groupe, de chaque nation, de choisir ce qu'il mange. C'est très important. C'est permettre à une population, en se fondant sur son héritage culturel, spirituel et ethnique, de choisir ce qu'elle veut manger. Et ensuite cela veut dire que les gens ont le droit de décider librement de la façon dont ils vont produire ce qu’ils veulent manger, sans être influencés par d’autres pays ou des institutions extérieures. Ils ont le droit de décider, selon leur culture et leurs croyances, avec qui et de quelle manière ils vont produire leur alimentation. Et quand je dis alimentation, je veux dire toute la nourriture que nous consommons, à la fois les plantes et les animaux. La souveraineté alimentaire garantit ainsi notre droit de manger ce que nous voulons manger, produire ce que nous voulons produire, et de le faire comme nous l’entendons. C’est un concept profondément politique et qui a plusieurs dimensions.

La première dimension, c’est la question des semences, qui concerne la recherche dans nos pays. En Afrique, les instituts de recherche nationaux appartiennent aujourd’hui aux multinationales ou aux organismes bilatéraux financés par les multinationales. Ce qui veut dire que nous n’avons aucune souveraineté sur le type de recherche qui est mené. Nous ne pouvons mener de recherches que dans les domaines où ils veulent qu’on fasse des recherches, et donc la recherche sur les semences ne se fait pas dans les domaines que nous considérons comme importants. Cela doit changer. La seconde dimension, c’est la question de la propriété foncière, celle de l’accès à la terre. On ne peut pas parler de souveraineté alimentaire si ceux qui produisent l’alimentation ne sont pas impliqués dans la gestion de la terre qu’ils cultivent. Ils doivent être totalement impliqués, pour construire la fertilité de leur terre. C’est pourquoi la question de la propriété foncière doit être résolue dans le processus d’élaboration de la souveraineté alimentaire dans un pays. La troisième dimension est financière : comment finançons-nous notre agriculture en termes d’accès au crédit et à d’autres moyens de production ? Pour que les agriculteurs soient en mesure de produire de manière durable, et la durabilité fait partie intégrante de la souveraineté alimentaire, ils doivent pouvoir accéder à certains types de financements. Un financement approprié est essentiel à la souveraineté alimentaire.

Tous ça est très important pour un pays comme le Mali, où plus de 80% de la population vit dans les zones rurales. Presque toute la population vit de la terre, de l’élevage, de la pêche, des cultures, etc. Et plus de 97% de ces agriculteurs sont des petits paysans. C’est pourquoi il est très important d’être très clair sur le type d’agriculture que nous défendons. Est-ce que nous parlons de production à petite échelle ou de production industrielle ? Si c’est la seconde, nous excluons presque toute la population. Le deuxième critère est : pour qui produisons-nous ? Est-ce que nous produisons pour l’exportation ? C’est ce qui se passe dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest. Les agriculteurs produisent des cultures de rente pour avoir de l’argent dans leurs poches et personne ne se soucie de produire de la nourriture pour la population locale. Prenez le Bénin, le Burkina Faso, même le Tchad. Dans ces pays, la culture la mieux organisée est celle du coton. Les décideurs ne mettent pas d’argent dans les denrées alimentaires de base comme le maïs, le sorgho ou le mil. C’est le choix qu’ils ont fait et ce choix va à l'encontre de la souveraineté alimentaire. Il ne donne pas la priorité à l’alimentation mais à l’argent.

Est-ce différent au Mali ?

Au Mali, c’était comme ça, mais nous sommes en train d’obtenir du gouvernement que cela change. Maintenant notre politique est de plus en plus menée par les organisations paysannes. C’est un processus et nous pouvons dialoguer. Parfois le gouvernement fait ce que nous demandons mais parfois il refuse. Si le gouvernement agit mal, nous le dénonçons. Mais si le gouvernement agit bien, nous le soutenons. Petit à petit le gouvernement commence à comprendre qu’il est important d’écouter ce que nous avons à dire. En ce sens notre processus démocratique est une réussite. Mais ce n’est pas suffisant, car ce processus doit être renforcé, mais au moins nous avons fait des progrès. Notre carte maîtresse est de dire au gouvernement qu’il ne peut pas construire une politique agricole réussie sans y impliquer les agriculteurs.

Est-ce que les agriculteurs sont bien organisés ?

Oui. La Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP) est forte. Elle est composée de toutes les principales organisations paysannes du pays et il y a quelques personnes, comme moi, qui fournissent un soutien technique, des analyses et de la formation. Cela permet au CNOP de débattre avec le gouvernement en étant informé et de présenter des propositions concrètes. Ainsi, de temps en temps, le gouvernement dit : « D’accord, dites-nous ce que vous voulez faire, avec quelle méthodologie. » Nous aidons alors la coordination à développer sa méthodologie, en particulier pour obtenir que les questions soient débattues dans le pays. Nous avons procédé ainsi concernant la récente loi d’orientation politique sur l’agriculture. Nous avons organisé des débats partout dans le pays sur les questions de propriété des terres, de recherche agricole, d’investissement rural, de mécanismes de crédit pour les zones rurales, etc. Les gens ont débattu de tout à la base. Toutes les idées qui sont ressorties du débat ont été portées au niveau régional. Nous avons huit régions au Mali. Et ensuite les questions ont été portées au niveau national et ont été débattues avec d’autres groupes de la société civile. Nous avons alors préparé le premier projet de la nouvelle loi et un mémorandum pour les agriculteurs. Nous avons mis dans ce mémorandum les points principaux que nous voulions défendre dans la loi, et c’est comme ça que la question de la souveraineté alimentaire a été soulevée. Il a été décidé que la souveraineté alimentaire serait le principe fondamental de notre apolitique agricole. J’ai animé l’atelier qui a pris cette décision.

Nous avons donné le document que nous avions préparé au gouvernement mais nous n’en sommes pas restés là. Nous avions des alliés à l’assemblée nationale, qui surveillaient ce qui se passait. Et en fait, le gouvernement n’a pas présenté à l’assemblée le document que nous leur avions donné. Ils en avaient enlevé des éléments et ajouté d'autres. Quelques députés sont venus à la CNOP, ils ont demandé le document original et l’ont comparé avec le projet de loi que le gouvernement avait présenté, celui que nous appelons la copie « génétiquement modifiée » de notre document. En trois jours, ils ont trouvé plus de trois cents modifications. Ils ont rétabli la version originale et c’est ce document qui a été débattu à l’assemblée. Lorsque le projet de loi a été mis au vote mi-2006, plus de 100 représentants des agriculteurs de différentes régions sont venus à l’assemblée, et le projet de loi a été approuvé. Maintenant nous travaillons sur la mise en application de la nouvelle loi.

Pourquoi a-t-il été décidé d'organiser la conférence sur la souveraineté alimentaire au Mali ?

La décision a été prise au niveau international. Il y avait plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est la première fois qu’un pays a décidé de mettre la souveraineté alimentaire au centre de sa politique agricole. Les décideurs politiques se sont engagés à le faire. Nous avons montré que le dialogue est possible. Les gens disent qu’ils veulent venir voir au Mali comment nous y sommes parvenus. Deuxièmement, le Mali est un endroit important pour discuter du coton Bt, parce que la résistance est présente dans ce pays. De tous les pays d’Afrique de l’Ouest, le principal mouvement de résistance est ici et, à un degré moindre, au Bénin. Le Mali fait pression sur le gouvernement pour qu’il prenne position contre les OGM et c’est au Mali que nous avons organisé le premier tribunal international pour que les partisans et les opposants aux OGM débattent. Nous avons aussi organisé le Forum social mondial, qui a accueilli 21 000 personnes. Nous sommes donc capables d’accueillir des rassemblements, et d’ailleurs Nyéléni sera bien plus petit.

P. V. Sateesh

P. V. Sateesh est directeur de l’ONG Deccan Development Society, dans l’Andhra Pradesh (Inde du Sud)

Qu'est-ce qui différencie la souveraineté alimentaire de la sécurité alimentaire?

L’ensemble de la société civile était obsédé par la sécurité alimentaire depuis très longtemps. C’était une obsession justifiée, parce que tout le monde sait que les pauvres sont privés de nourriture et qu’ils devraient avoir accès à l’alimentation. Mais, avec cette obsession, les gens ont oublié de demander comment cette nourriture était produite et comment ils pourraient y avoir accès. L’alimentation industrielle, les grosses entreprises, se sont rendus compte que cet oubli leur donnait une ouverture. Mais ce fut seulement en 1996, lors du Sommet mondial sur l’alimentation de Rome, lorsqu’il a été déclaré que le commerce pouvait être un instrument de la sécurité alimentaire, que les signaux d’alerte se sont mis à clignoter. Nous avons réalisé que nous avions commis une grave erreur et que nous avions permis aux géants de l’alimentaire de récupérer le terme. Ce n’était pas ce que nous voulions. Nous avions besoin d’un nouveau terme. C’est pourquoi Via Campesina (je crois que ce sont eux) a inventé le terme de « souveraineté alimentaire ».

Maintenant, pour les communautés paysannes, les communautés rurales et les communautés autochtones, la souveraineté alimentaire signifie le droit de produire leur propre alimentation, et non qu’elle leur soit fournie par les géants de l’alimentaire dans les supermarchés. Cela veut dire faire respecter leurs droits sur leurs cultures. Priver les gens de leur alimentation est un acte politique. C’est comme ça que les cultures disparaissent et sont bouleversées, parce que l’alimentation fait partie intégrante de la culture d’un peuple. Car si vous ne mangez pas la nourriture à laquelle vous êtes habitués, et qu’on vous alimente avec une autre sorte de nourriture pour remplir votre ventre, c’est une insulte à votre civilisation. Je viens d’Asie du Sud-Est. Nous avons une tradition millénaire de production de notre propre alimentation. Et si les Etats Unis, un pays qui n’est vieux que de quelques centaines d’années, arrive et nous dit que nous ne sommes pas efficaces dans la production de nourriture, qu'ils doivent la produire pour nous et que nous devons ne produire que des cultures pour l’exportation, comme le coton, le tabac, la canne à sucre, etc., ils insultent toute notre civilisation. Et ils défendent une fausse idée d’efficacité, car transporter des denrées alimentaires sur des milliers de kilomètres est un acte qui manque profondément d’efficacité, si vous considérez les coûts réels. Si au siècle passé le pétrole a été l’instrument du néocolonialisme, dans ce siècle-ci, ce sont l’alimentation et les semences qui en sont les instruments. C’est pourquoi, en considérant tous ces aspects, la souveraineté alimentaire est devenue l’enjeu majeur pour nous aujourd’hui.

En Inde, les familles avec lesquelles vous travaillez pratiquent la souveraineté alimentaire, même s’ils n’appellent pas ça comme ça ?

C’est dans leurs gènes de produire toute la nourriture dont ils ont besoin. Ils ne cherchent jamais de nourriture en dehors de leurs communautés. Je connais des centaines de femmes qui, de toute leur vie, ne sont jamais allées dans un marché pour acheter de la nourriture. Prenez les groupes de femmes au niveau d’un village, les sanghams, que nous avons dans le district de Medak en Andhra Pradesh. Elles pratiquent une agriculture basée sur la biodiversité, qui accorde une importance particulière à la culture de céréales communes, comme le sorgho et plusieurs sortes de mil, qui sont cultivées dans cette région depuis des siècles. Comme la terre est une terre d’irrigation pluviale et extrêmement aride, ces cultures se sont adaptées depuis des générations pour prospérer dans les conditions locales, sans irrigation ou engrais chimiques, pesticides ni herbicides. Elles sont bien plus nourrissantes que le riz blanc raffiné. Ces cultures procurent aussi toutes sortes de matières qui répondent aux besoins des gens, comme les tiges et les enveloppes pour nourrir les animaux, des parties sèches pour construire des clôtures, de la paille pour couvrir leurs abris de chaume, et des fibres pour fabriquer des cordes. Ces femmes sanghams se servent aussi des techniques de cultures intercalées et de rotation pour cultiver d’autres plantes comme des légumes secs, des plantes potagères, des fruits et des plantes médicinales. Elles ne font pas que préserver la biodiversité, elles l’améliorent aussi. Comme elles n’utilisent pas de produits chimiques, il existe aussi beaucoup de «denrées alimentaires non cultivées» comme des plantes vertes, des tubercules, et des petits animaux. En fait, en période de coercition, ces denrées non cultivées peuvent fournir aux gens entre 40 et 90 % de leur alimentation. Mais aujourd’hui on essaie de renverser cette culture et de rendre ces populations dépendantes de l’alimentation du marché. C’est contre ça que les communautés résistent. L’année dernière le monde est passé d’un monde où les populations rurales prédominaient à un monde où ce sont les populations urbaines qui prédominent. Il y a des milliards de personnes dans les villes qui ont besoin d’être nourries. Est-ce que ces systèmes agricoles écologiques peuvent produire suffisamment pour nourrir toutes ces personnes ?

C’est une question qu’on me pose tout le temps : est-ce qu’il est possible de nourrir le monde sans les bienfaits supposés de la Révolution verte ? Soyons clairs, le déplacement des populations des zones rurales vers les villes a détruit les systèmes ruraux et produit des millions de personnes défavorisées et brutalisées. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire veut renverser cette situation et ramener les gens dans les zones rurales. De plus, on voit bien que les rendements sont plus élevés avec nos systèmes, parfois 30 à 40 % plus élevés, qu’avec les systèmes modernes de production. J’ai une expérience directe de ce que nos communautés ont fait ces dernières années. Ils ont remis en culture des terres à faible rendement. Ils ont produit de la nourriture non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour les sans-terre, les artisans, les gens qui ne sont pas des cultivateurs dans leurs communautés. Très récemment, ils ont commencé à faire ce que nous appelons la « carte de la faim ». Ils se sont renseignés pour connaître les personnes réellement démunies dans leurs communautés et ils ont commencé à organiser des soupes populaires pour eux. Ce ne sont pas des gens riches qui font ça, mai des gens avec de tous petits revenus qui ont acquis une confiance énorme avec le processus de souveraineté alimentaire et qui croient qu’ils peuvent s’occuper de tout le monde. La production écologique de nourriture leur apporte d’autres avantages importants. Cela donne aux gens une sécurité sanitaire, une sécurité nutritionnelle et une sécurité de revenus. Les savoirs des gens jouent ici un rôle énorme. Prenez le royaume Aztèque. Ils classaient leurs sols de 28 manières différentes, alors que la science moderne utilise seulement 4 à 5 classifications. Les systèmes traditionnels sont très complexes, très liés aux savoirs. Les systèmes de connaissances modernes sont simplistes en comparaison. Nous avons donc un système qui apporte aux gens la sécurité sous plusieurs aspects, comparé à cette Révolution verte qui ne vous donne ni la santé ni les nutriments et qui détruit vos moyens d’existence. Il y a aussi d’autres avantages dans notre système. Si une communauté produit des denrées alimentaires de manière écologique, elle n’a pas besoin de se battre avec les autres, car elle dispose de la sécurité à plusieurs niveaux. Il y a déjà des conflits pour l’eau entre l’Inde et ses voisins, entre différentes provinces et entre différentes communautés. A partir du moment où vous rejetez des systèmes de production alimentaire grands consommateurs d’eau et d’énergie, et revenez à des modes de production écologiques, vous oeuvrez pour la paix. Et la paix elle-même résout beaucoup d’autres problèmes.


 

Réseaux d’apprentissage et de recherche autonomes au Bangladesh

Nayakrishi Andolan est un mouvement paysan du Bangladesh qui comprend plus de 100 000 agriculteurs et qui est soutenu par UBINIG (Unnayan Bikalper Nitinirdharani Gobeshona, ou Recherche sur les politiques relatives aux alternatives en matière de développement) installé à Dhaka. UBINIG et Nayakrishi Andolan sont engagés dans la réalisation d’une Université paysanne mondiale, une institution capable de générer un apprentissage nouveau et ouvert sur les ressources agraires à travers des réseaux horizontaux qui valorisent les expressions marginalisées des savoirs vivants.
Ces savoirs vivants se trouvent dans les pratiques agricoles, les produits, les champs, les paysages, et dans les villages constitués d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, de potiers et d’agriculteurs, d’artisans et de guérisseurs, de pêcheurs et de chasseurs, de chefs et de prêtres, de conteurs et de musiciens.

Nayakrishi Andolan et UBINIG se sont associés pour mettre en pratique l’art et la science d’apprendre en faisant par toute une série d’activités de production liées aux savoirs. Cela inclut de repenser systématiquement l’agriculture comme l’art de générer et de gérer à la fois les sols cultivés et non cultivés, par des pratiques innovantes qui vont au-delà de la création de nouvelles technologies. Ces pratiques comprennent la découverte des interactions écologiques complexes ancrées dans le langage quotidien et les moyens d’existence ruraux.
Les savoirs vivants des populations rurales ne peuvent pas être exploités par ceux qui détiennent le pouvoir de l’écriture et de la pensée conventionnelle. C’est pourquoi Nayakrishi Andolan propose un langage innovant qui reprend les dynamiques de la culture orale comme vecteurs des savoirs vivants. Cette approche a permis à Nayakrishi Andolan de collecter et de préserver les semences de la biodiversité, en utilisant la culture orale pour conserver la mémoire collective des propriétés des plantes (plantes sauvages comestibles, médicinales, variétés de plantes cultivées, etc.), mais aussi les combinaisons de plantes et autres formes de vie qui peuvent contribuer à l’agriculture écologique.

Les ramifications institutionnelles et organisationnelles des innovations d’apprentissage de ce type vont loin. Elles comprennent la création des réseaux de semences Nayakrishi, des comités régionaux de vérification des ressources naturelles, et aussi un Réseau de sages-femmes et de guérisseuses. Ce sont des réseaux forts qui contribuent directement aux pratiques agricoles basées sur la biodiversité, qui grossissent régulièrement en raison de leur capacité de production et leur aptitude à répondre à différents besoins des foyers. Les abris pour les semences représentent des espaces d’échanges de semences et de savoirs sur les semences et comme des monographies vivantes sur des stratégies agricoles particulières. Des expériences dans les champs basées sur ces collections de semences sont organisées par les centres UBINIG localisés dans les principales zones écologiques du Bangladesh, en coopération avec des scientifiques et des sélectionneurs de plantes nationaux. Ces expériences permettent aux agriculteurs de vérifier directement les déclarations de la Révolution verte concernant l’infériorité inhérente des semences locales en comparaison avec les quelques variétés du système commercial des semences. Elles augmentent la capacité des agriculteurs à résister à la monoculture imposée par les paradigmes techno-scientifiques et commerciaux de la production alimentaire. Les résultats de ces expériences et d'autres expériences sont célébrés au niveau national et au niveau local dans des fêtes de la biodiversité qui relient l'acte de conserver les semences et les pratiques spirituelles du Bengal par des poèmes, des chansons et les savoirs vivants des musiciens itinérants. Pour terminer, les savoirs générés par les agriculteurs de Nayakrishi Andolan et UBINIG contribuent au développement d'un discours national sur l'agriculture écologique, et animent des débats sur les questions mondiales à partir des perspectives des paysans.

Source: Mazhar et al, 2006; http://membres.lycos.fr/ubinig/about2.htm

Ce texte est tiré de l'article de Michel Pimbert, “Transforming Knowledge and Ways of Knowing for Food Sovereignty and Bio-cultural Diversity”, (Transformer les savoirs et les façons de les acquérir pour la souveraineté alimentaire et la diversité bio-culturelle), Conférence sur le développement endogène et la diversité bio-culturelle, Genève, Suisse, 3-6 octobre 2006.

Les marchés du troc dans les Andes péruviennes

La vallée de Lares–Yanatile à Cusco, au Pérou, est riche en biodiversité. Elle comprend trois zones agroécologiques différentes, à des altitudes allant de 1000 à 4850 mètres. Les tubercules et les pommes de terre andins sont cultivés dans la zone la plus élevée, qu'on appelle la puna. Les maïs, les légumineuses et les légumes occupent la zone intermédiaire, appelée la quetchua. Les arbres fruitiers, le café, la coca et le yucca sont cultivés dans la zone la plus basse, la yunga. Chaque semaine un marché se tient dans la quetchua, où près de 50 tonnes de marchandises sont échangées chaque jour, dix fois le volume des produits alimentaires distribués par le Programme national d'assistance alimentaire. Tout le monde peut y participer et peut échanger la quantité de cultures qu'il veut.

Les femmes sont au centre de ce marché non-monétaire, qui est vital pour garantir que leurs familles aient suffisamment à manger, et pour avoir une nourriture équilibrée. La forêt pluviale fournit la vitamine C, le potassium et le sodium avec les fruits, comme le citron et les bananes, qui n'existent pas dans les zones puna et quetchua. Ces zones fournissent les féculents, principalement les pommes de terre et les céréales, qui apportent les hydrates de carbone dont la zone yunga a considérablement besoin. Les principes de réciprocité et de solidarité guident les échanges économiques de ces produits alimentaires très divers, garantissant que les besoins importants des populations et de la terre sont satisfaits d'une manière qui leur est culturellement propre. D'ailleurs, de récents travaux de recherche ont mis en évidence l'importance des marchés de troc andins pour:

•   l'accès à la sécurité alimentaire et à la nourriture
par les groupes sociaux les plus pauvres des Andes;
•   la conservation de la biodiversité agricole (génétique, des espèces et des écosystèmes) par l'utilisation et l'échange continu de plantes alimentaires dans les marchés de troc;
•  le maintien de l'entretien des écosystèmes et des caractéristiques des paysages dans des régions agroécologiques différentes suivant les altitudes et à plusieurs niveaux;
•   un contrôle de la production et de la consommation local et autonome et, plus particulièrement, le contrôle par les femmes des décisions clé qui touchent à la fois les moyens d'existence locaux et les processus écologiques.

Un tissu d'organisations locales composé de plusieurs centres et opérant à plusieurs niveaux (du foyer à l'ensemble du paysage) administre ces formes d'échanges économiques et contribue à la gestion adaptative des processus environnementaux et des ressources naturelles. En plus de contribuer à la sécurité alimentaire des plus pauvres, ce tissu décentralisé d'organisation locales renforce aussi la faculté de résistance culturelle, sociale et écologique face aux risques et à l'incertitude.

Sources: N. Marti (2005), “La multidimensionalidad de los sistemas de alimentación en los Andes peruanos: los chalayplasa del valle de Lares (Cusco)”, thèse de doctorat, Université Auttonome de Barcelone; et www.diversefoodsystems.org

Ce texte est tiré de l'article de Michel Pimbert, “Transforming Knowledge and Ways of Knowing for Food Sovereignty and Bio-cultural Diversity”, (Transformer les savoirs et les façons de les acquérir pour la souveraineté alimentaire et la diversité bio-culturelle), Conférence sur le développement endogène et la diversité bio-culturelle, Genève, Suisse, 3-6 octobre 2006.

 

Author: GRAIN
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  • [1] http://nyeleni2007.org/).
  • [2] http://membres.lycos.fr/ubinig/about2.htm