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Les épicentres des DPI: une géographie de la propriété intellectuelle

by Peter Drahos | 27 Oct 2005

Peter Drahos

Où se décide la politique de la propriété intellectuelle? Les gouvernements élaborent les lois de propriété intellectuelle mais d 'où vient la pensée politique qui sous-tend ces lois? Il y a plus d 'une dizaine d 'années, mon collègue John Braithwaite et moi-même avons entrepris de répondre à cette question. A cette époque, nous étions frappés par le fait que de la fin des années 80 au milieu des années 90, dans le monde entier les gouvernements s 'activaient à introduire ou à réformer les systèmes nationaux de protection de la propriété intellectuelle. Des pays comme Singapour ou la Corée du Sud adoptaient des lois sur les copyrights et les brevets. C 'était d 'autant plus incompréhensible que la production de contre-façon était importante dans ces économies tout comme elle l 'avait été un siècle plus tôt pour les Etats européens et les Etats- Unis. [1]

Nous avons abordé notre étude en utilisant les méthodes des historiens et des anthropologues, en lisant des documents et des lois et en interrogeant et observant les individus qui étaient des acteurs-clefs dans les domaines que nous essayions d 'éclaircir. Dans le cas de la propriété intellectuelle, notre champ de recherche nous ramenait toujours aux quatre même villes: Washington, New York, Bruxelles et Genève. Il y avait d 'autres endroits où nous sommes allés, comme Munich, pour discuter avec des personnes du Bureau européen des brevets, Seattle, pour voir Microsoft, Londres pour rencontrer la Fédération de l 'industrie phonographique, etc. Mais avec le temps, nous nous sommes rendu compte que c 'était principalement dans quatre villes que la faune de la propriété intellectuelle se rencontrait et dressait ses plans

D 'autres villes se sont avérées n 'avoir rien planifié. Lors d 'une interview à Séoul en 1994, j 'ai demandé à un haut fonctionnaire pourquoi la Corée avait donné son accord pour que les ADPIC fassent partie de l 'OMC. "Parce que nous étions ignorants" fut sa réponse. Deux ans plus tard, j 'ai visité New Delhi ou j 'ai constaté la même absence de planification. Il y avait de nombreux discours excellents de parlementaires indiens sur l 'iniquité des ADPIC, le nouvel impérialisme du savoir ainsi que des plaintes de l 'industrie pharmaceutique du médicament générique concernant l 'impact des ADPIC sur les prix des médicaments. Mais il n 'y avait pas vraiment de plans ou de stratégies de résistance. En tout cas, les élites politiques indiennes avaient tranquillement décidé de s 'accrocher à l 'étoile lumineuse de l 'hégémonie US. En contrepartie, ils ont eu à avaler son fondamentalisme néo-libéral, ce qu 'ils firent, se disant que finalement ça n 'avait pas si mauvais goût. Si Gandhi a peut-être mis le Raj britannique dehors, les politiciens des années 90 ont eux ramené l 'Inde à un rôle de domestique qui se fond dans le décor. Aujourd 'hui, il y a des milliers de centres d 'appel en Inde, qui s 'occupent poliment des erreurs et des ennuis qui surviennent dans les marchés des riches consommateurs du Nord. Les droits de propriété intellectuelle qui introduisent ce que les économistes appellent des "demandes incompressibles" dans les marchés, contribuant de cette façon à générer des profits considérables, restent sous le strict contrôle des Etats-Unis et de l 'Europe.

Il y a des raisons évidentes expliquant pourquoi Washington, New York, Genève et Bruxelles sont les endroits rêvés pour qu 'y germent les nouvelles idées sur la propriété intellectuelle. Washington est le siège du pouvoir politique des Etats-Unis, Bruxelles abrite la super bureaucratie de l 'Europe, la Commission européenne, Genève héberge les monstres organisationnels que sont l 'OMPI et l 'OMC, et New York possède les organisations des milieux d 'affaires, les sièges des compagnies et Wall Street où les rock stars peuvent convertir la propriété intellectuelle sur leur production musicale en garantie monnayable. Mais plus importants encore sont les réseaux remplis de lobbyistes, d 'hommes d 'affaires et d 'experts consultants qui arpentent les couloirs du pouvoir. Ces réseaux foisonnent d 'idées sur le futur de la protection de la propriété intellectuelle des multinationales. De grandes idées, comme celle de lier la protection intellectuelle au régime du commerce, sont mises noir sur blanc par des experts techniques et envoyée aux comités dans lesquels siègent les grosses compagnies. Ces comités émettent à l 'attention du gouvernement des recommandations qui ressemblent plus à des feuilles de route. Les intérêts privés orientent les rouages du pouvoir exécutif vers leurs objectifs. Les lois commerciales sont modifiées pour en faire une arme de la guerre économique dans la lutte pour le contrôle d 'une ressource bien plus importante que le pétrole: le savoir.

Des équipes de lobbyistes s 'occupent d 'essayer de convaincre les représentants du Congrès. L 'accès est facile car de généreuses contributions de campagne ont acheté le temps de réunion des lobbyistes et des hommes d 'affaires. Les représentants du Congrès veulent être réactifs en inventant de nouvelles lois de propriété intellectuelle pour les Etats Unis et le reste du monde. Après tout, il y aura de nouvelles élections à disputer. Le Congrès vote de plus en plus de lois de propriété intellectuelle, et le public américain, perpétuellement distrait par des médias qui le gavent d 'images sans l 'informer, a du mal à s 'en rendre compte. La contre-façon est criminalisée, les conditions de copyright sont étendues pour rendre les riches encore plus riches et renforcer les lois sur les brevets. Et quand les citoyens américains posent des questions sur les brevets et le prix des médicaments, on leur répond que bientôt le reste du monde paiera aussi ces prix élevés et qu 'ainsi le système sera de nouveau équitable.

Les lois de propriété intellectuelle, dont l 'épicentre est à Washington, New York, Bruxelles et Genève, se déplacent comme d 'invisibles tsunamis vers les pays en développement, et elles y transforment les systèmes nationaux sur l 'innovation en autant de décombres. Ces nouvelles lois au service des anciens maîtres doivent être promulguées rapidement. Avec des pertes en vies humaines, car les dispositions sur les brevets des accords de libre échange compliquent l 'accès à des médicaments vitaux. Les hommes d 'affaires des compagnies pharmaceutiques implantées dans ces pays mettent en garde sur ce qui pourrait arriver aux investissements si les pays en développement ne suivaient pas le nouvel ordre de la propriété intellectuelle. Mais les menaces ne sont pas toujours nécessaires. Des récompenses, y compris des voyages dans les villes de l 'épicentre, sont offerts aux représentants des pays en développement s 'ils suivent la ligne des Etats-Unis sur la propriété intellectuelle. Ces petits actes de trahison répétés par les représentants locaux dans les pays en développement produisent une culture de servilité vis à vis du nouvel ordre. Certains responsables s 'abusent même eux-mêmes en pensant que ce nouvel esclavage sert les intérêts nationaux.

La vie des gens pauvres reste la même dans les villes qui n 'ont rien planifié. Ils continuent à être en mauvaise santé et à manquer de médicaments. Les systèmes de brevets occidentaux n 'ont jamais été faits pour répondre à leurs besoins et ne le seront jamais. Pour tous les bavardages émanant de l 'Occident sur la réforme des brevets, la vérité est simple : le capitalisme appliqué au savoir se soucie davantage des profits qu 'il peut tirer de son mode de production et de son monopole que de produire des médicaments bon marché pour les pauvres dans les pays en développement. Leurs économies informelles sont balayées pendant que leurs villes sont redécoupées et réaménagées pour devenir des sites de production protégés pour les investisseurs riches en droits de propriété intellectuelle. Les urbanistes préparent la voie aux usines et aux centres commerciaux qui distribueront les marques pour lesquelles les consommateurs munis de porte-feuilles aussi rembourrés que leurs tours de taille paieront le maximum.

Les pauvres finissent par être repoussés vers d 'autres marges. Et là, ils font ce qu 'ils ont toujours fait. Ils innovent. Que ce soit sous forme de musique comme celle qui a émergé des ghettos et de l 'esclavage au cours des siècles, ou sous forme des diverses semences de vie que les agriculteurs autochtones nous ont léguées de leur vie sous les climats les plus rudes, ils innovent. Ils le font sans protection de la propriété intellectuelle, car la propriété intellectuelle existe pour protéger ce que les riches imitateurs ont volé à ces innovateurs qui oeuvrent à la périphérie de la survie et de la créativité.


Cet article est paru à l 'origine (an anglais) dans World Information ( www.world-information.org ) et est disponible en anglais ici: http://www.grain.org/seedling/?id=408. Peter Drahos est professeur de Droit à l 'Université nationale d 'Australie.


[1] La production de contre-façon (c 'est à dire la copie) est une étape critique du développement industriel par laquelle sont passés tous les pays industriels en développant leurs capacités d 'invention et de création. Si les Etats-Unis et l 'Europe n 'avaient pas profité de l 'espace laissé à la production d 'imitation au siècle dernier, leurs fondements industriels n 'auraient pas pu se développer aussi rapidement et avec autant de succès.

Author: Peter Drahos
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  • [1] http://www.world-information.org
  • [2] http://www.grain.org/seedling/?id=408