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'The corporation' : psychopathe et immortelle

by Critique et résumé de GRAIN | 11 Oct 2005

Critique et résumé de GRAIN

L'article ci-dessous se fonde sur un livre et un film tous les deux intitulés "The corporation" (L'entreprise(*)), réalisé par Joel Bakan et al. Le livre et le film (DVD ou VHS) sont tous les deux largement diffusés et vivement recommandés par GRAIN. Le livre est très bien écrit et facile à lire, plutôt comme un roman donnant les détails les plus extraordinaires sur les entreprises. Le film est long, mais on le regarde avec plaisir, et il comporte des sous-titres en français et en espagnol. Même si le film est tiré du livre, on y trouve des informations supplémentaires dans les interviews d'un certain nombre de personnes. Dans l'ensemble, le livre fournit l'information de la manière la plus cohérente.

"The corporation" est centré uniquement sur le type anglo-saxon de l’entreprise, et pratiquement entièrement sur des entreprises des Etats-Unis. Cela aurait été pour Bakan une occasion de toucher un public international plus large et de montrer que la gouvernance des entreprises n'est pas la même autour du monde. En fait, les entreprises dans le monde diffèrent largement dans la mesure où il n'y a pas un système homogène de structure ou de réglementation de l’entreprise. Ceci étant dit, il est clair que beaucoup s'efforcent avec succès de faire adopter ce type anglo-saxon de l'entreprise, le type le plus libéral au monde, même s'il y a encore un long chemin à faire avant d'y parvenir. Bien sûr, on peut encore espérer que les lois peuvent être modifiées pour apporter des restrictions vitales à ce Frankenstein psychopathe et immortel.

Ces vingt dernières années, le monde a assisté à la croissance extraordinaire de l’entreprise. Même si les entreprises existent depuis beaucoup plus longtemps, c'est vraiment depuis ces vingt dernières années que leur envahissante domination du monde affirme leur présence dans la vie de tous les jours de ceux qui vivent dans les pays industrialisés. Nous consommons leurs produits alimentaires, nous lisons leurs journaux, elles distribuent notre courrier, nous regardons leurs films, nous investissons notre argent auprès d'elles via les banques et les fonds de pension, nous nous servons de leurs produits de ménage et de bureau, de leur pétrole, de leurs cosmétiques, de leurs semences, de leurs pesticides, de leurs engrais, de leur eau, et la liste n'est pas terminée. Et même si nous pouvons ne pas être conscients que nous sommes complètement dépendants des entreprises, on nous le rappelle tous les jours par la publicité et le marketing, et leurs marques nous sautent aux yeux partout où nous regardons. Bien que dans le Sud, particulièrement dans les zones rurales, les entreprises ne dominent pas encore toujours les vies, vous pouvez être sûrs que ça arrive, et que ça arrive très vite.

Qu'est-ce qu'une entreprise ?

Une personne morale… : Une entreprise peut être définie comme une compagnie qui est 'détenue' par ses actionnaires. Cependant, légalement, une entreprise n'est pas traitée comme un groupe de personnes mais vraiment comme une 'personne', une 'personne' qui a des 'droits'. Cependant, dans la réalité, cette 'personne' morale n'a pas de conscience morale, et a un seul but légal: faire autant d'argent que possible pour ses actionnaires, c'est tout. Les entreprises ne s'intéressent pas à l'environnement, elles ne s'intéressent pas aux services sociaux, elles ne se soucient pas de l'équité, de la souffrance, de la maladie ou de la mort tant qu'elles sont capables de maximiser à tous les coups leurs profits pour les verser ensuite aux actionnaires.

… à responsabilité limitée…: Les actionnaires sont protégés par ce qui est appelé la "responsabilité limitée", c'est à dire que seul le montant investi est soumis à responsabilité, pas plus. Les employés peuvent être tenus pour responsables, mais seulement sur des questions spécifiques relatives au bien de l‘entreprise ou pour des actes considérés comme illégaux par la loi nationale. Cependant, si l'entreprise fait quelque chose d'illégal, les employés ne sont en général pas poursuivis, c'est généralement l'entreprise dans son ensemble qui a à payer l'amende. La responsabilité limitée devient particulièrement inquiétante quand une entreprise sous-traite des activités risquant d'être nuisibles. Par exemple, une entreprise peut externaliser sa production à de toutes petites entreprises locales qui dirigent des ateliers où la main-d'œuvre est exploitée pour produire des chaussures ou des vêtements. Ce sont ces sociétés locales qui sont responsables pour toutes les lois qui seraient transgressées, et rarement l’entreprise elle-même.

… et immortelle: Une entreprise existera au-delà de la durée de vie de ses employés et de ses investisseurs – elle a une vie éternelle. Cela signifie que les actionnaires ou les employés ne peuvent pas fermer définitivement une entreprise. Officiellement, c'est pour permettre la 'stabilité du capital' mais en réalité cela veut dire que les juges et les jurys se trouvent pratiquement dans l'incapacité de fermer une entreprise pour faute professionnelle.

Maximiser les profits

L'une des principales techniques pour maximiser les profits est de réduire les coûts en faisant ce que les économistes appellent l'externalisation des coûts: ce sont les coûts qu'une entreprise préfèrera faire payer par quelqu'un d'autre comme par le gouvernement, les employés, la biosphère ou même les générations futures. Par exemple, cela peut comprendre des bas salaires pour les ouvriers des usines, l'élevage intensif sans beaucoup de souci pour le bien-être des animaux, la pollution sans scrupules de la biosphère et des pertes en vies humaines. Les coûts externalisés peuvent aussi être payés par le gouvernement et cela va souvent au mieux des intérêts des entreprises, et pas de ceux des contribuables : par exemple, la construction d'une route pour aider opportunément au transport des marchandises, ou fournir une armée pour réprimer des troubles sociaux et défendre les intérêts d'une entreprise.

"Une entreprise est une machine à externaliser de la même manière qu'un requin est une machine à tuer" (Robert Monks, Conseiller en gestion des entreprises)

"L’entreprise est sous pression pour donner des résultats immédiats et pour externaliser tous les coûts qu'un public trop confiant et indifférent lui permettra d'externaliser" (Ray Anderson, Directeur général d’ Interface, fabricant de tapis commerciaux)

Les coûts sont externalisés à un tel rythme que la planète entière en souffre aujourd'hui. Tous les aspects de la biosphère sont en déclin à cause de la pollution et de l'extraction des ressources naturelles.

Souvent, une entreprise est pressée d'externaliser un coût, au risque de transgresser une loi. Mais, en fin de compte, cela sera simplement vu comme une étude d'analyse du prix de revient de plus, avec des profits potentiels avantageux comparés au coût d'une amende éventuelle (au cas où elle serait attrapée). C'est presque toujours l'entreprise qui est pénalisée, et non les individus impliqués. Les entreprises font partie des pires criminels du monde, comme le montre le magazine "Multinational Monitor".

"Nous nous trouvons à chaque fois face au problème de savoir si obéir à la loi vaut le « coût » ou non. Si le risque d'être attrapé et la pénalité sont inférieurs au coût pour s'y conformer, nos gens y réfléchissent seulement comme une décision d'affaires à prendre." Robert Monks, Conseiller en gestion des entreprises.

De plus, les entreprises sont toujours très enclines à transformer les législations qui limitent leur liberté. Et elles sont très efficaces en changeant des lois qu'elles n'approuvent pas, par du lobbying, des financements politiques et des campagnes de relations publiques très subtiles. Cela implique des sommes considérables et procure aux entreprises une influence disproportionnée sur le système politique. Cette dérégulation se fonde sur la nécessaire auto-régulation des entreprises lorsqu'il s'agit de respecter l'environnement ou les droits sociaux. Or les entreprises sont incapables de se réguler elles-mêmes – peut-on imaginer un psychopathe en institution autorisé à se gérer lui-même?

Psychopathe!

Si l’entreprise est une personne morale selon la loi, cette personne est une psychopathe qui:

  • montre une indifférence impitoyable pour les sentiments d'autrui;
  • est incapable de maintenir des relations durables;
  • affiche un mépris irresponsable envers la sécurité d'autrui;
  • fait preuve de duplicité, de mensonges répétés et abuse des autres pour le profit
  • est incapable de se sentir coupable;
  • ne respecte pas les normes sociales relatives aux comportements légaux.

Même si une entreprise est une psychopathe, elle a les mêmes droits qu'un individu. En fait, une entreprise a PLUS de droits qu'un individu. Avec l'essor de l'Organisation mondiale du commerce (et autres organismes internationaux similaires comme l'UPOV et l'OMPI) les entreprises ont maintenant le droit de s'établir partout où elles veulent quand elles le veulent, et d'en partir de même – et ni les gouvernements nationaux ni les individus ne peuvent les priver de leur droit inaliénable de faire partie de l'économie mondiale de libre échange.

Cependant, curieusement, ce ne sont ni les employés ni les actionnaires qui sont des psychopathes – ceux-ci sont des personnes 'normales', avec des familles, des amis, qui font des dons à des œuvres de charité et qui peuvent même estimer que ce qu'ils font est positif pour la société. Mais en même temps, les actionnaires et les employés n'ont pas le pouvoir de faire de grands changements dans l'entreprise – ni même le directeur général:

" [en tant que] directeur général … vous pouvez croire que vous avez un pouvoir absolu, mais en réalité, vous n'avez pas ce pouvoir" Sam Gibara, président et ancien directeur général de Goodyear Tire.

Légalement, les employés (tout comme le directeur général) ne sont pas autorisés à détourner les fonds des actionnaires pour payer davantage les ouvriers ou réduire leur impact sur l'environnement, à moins que cela aboutisse au bout du compte à ce que les actionnaires en tirent plus d'argent. Même si on peut argumenter qu'il vaut mieux ne pas être employé ou investisseur dans une entreprise, il est parfois très difficile d'avoir le choix (par exemple pour des travailleurs exploités dans un atelier, les fonds de pension de retraite...). C'est pourquoi le problème ne se situe pas tant chez les individus qui constituent l'entreprise, que dans les lois qui créent, et désormais garantissent, l'entreprise.

Tout est dans l'image

Une entreprise est manifestement une psychopathe. Elle est aussi pollueuse et exploiteuse. Cependant la plupart des entreprises ont besoin de donner une bonne impression aux gens, en particulier à ceux qui achètent leurs produits. C'est pourquoi elles dépendent étroitement de la publicité, du marketing et en particulier des marques. La marque est ce qui personnifie une entreprise, un moyen de garantir que les gens reviendront utiliser ses produits. Et dans beaucoup de pays industrialisés, particulièrement aux Etats-Unis, les marques sont partout. Les entreprises dépenseront beaucoup d'argent et de temps pour faire en sorte que les gens aient une impression positive d'elles-mêmes. Et elles iront très loin pour s’assurer que les consommateurs sont manipulés pour acheter. Par exemple, aux Etats-Unis les sociétés savent maintenant que presque 40% des ventes ciblant les enfants proviennent du harcèlement. C'est pourquoi les publicités dans les programmes pour enfants à la télévision, les publications et les affichages veillent à ce que les enfants connaissent le produit et, plus important, qu'ils harcèlent leurs parents pour qu'ils l'achètent. Et ça marche: la publicité agressive ciblant les enfants augment les ventes.

Les entreprises ont aussi besoin de paraître responsables; par exemple, en faisant attention à l'environnement ou en traitant correctement les travailleurs. Allez sur n'importe quel site de société et vous verrez qu'ils ont une section intitulée 'responsabilité de la société' ou quelque chose de ce genre. Les entreprises montrent qu'elles sont responsables, non pas parce qu'elles veulent être responsables mais parce quelles veulent être vues comme responsables. Souvenez-vous que légalement les entreprises ne peuvent pas dépenser de l'argent pour être responsable, sauf si ça augmente leurs profits. La méthode la plus facile et la moins chère est donc de donner une image de responsabilité.

Opportunité

En définitive, il y en a beaucoup qui voudraient que 'tout' soit privatisé – que tout soit la propriété de quelqu'un ou d'un groupe de personnes. Le rôle des gouvernements serait réduit (peut-être à gérer l'armée) et toutes les décisions seront faites par le marché, en particulier par les actionnaires et ceux qui détiennent les pensions privées. Comme la politique mondiale va inexorablement dans cette voie, le concept légal de l’entreprise devient de plus en plus fort. Les gouvernements ont désormais perdu le contrôle sur les entreprises et sont devenus impuissants car ce sont maintenant elles qui sont les nouveaux grands prêtres. Par exemple, aux Etats-Unis, il est manifeste que le gouvernement travaille désormais pour les entreprises, et cela s'étend maintenant rapidement à d'autres pays. Toutefois, les entreprises ne sont pas nationalistes, bien au contraire. Elles feront des affaires avec n'importe quel drapeau et avec tous les bords politiques. Les entreprises ont en particulier eu des relations très proches avec les dictatures, car elles ont tendance à se soutenir les unes les autres. Les entreprises ont aussi tendance à avoir une relation forte avec les actions de destruction et de dévastation comme les guerres ou même la perte de la biodiversité, car dans la destruction, il y a des opportunités de faire des affaires.

Point de vue de GRAIN

Aujourd'hui, les entreprises sont au centre du travail de GRAIN. Les sociétés font pression pour davantage de privatisation et plus de droits pour elles-mêmes alors que dans le même temps elles essaient aussi de réduire les droits des agriculteurs : c'est logique du point de vue financier. Dans le numéro de Seedling de juillet 2005, nous avons vu comment les agriculteurs des pays industrialisés n'ont souvent pas le droit d'échanger librement ni même d'utiliser les semences qu'ils ont eux-mêmes produites dans leurs fermes. Derrière ce genre de lois se trouvent des entreprises impatientes de mettre hors la loi les semences en dehors des leurs pour assurer que leurs profits continuent de croître. Les entreprises essaient impitoyablement d'imposer l'utilisation des droits de propriété intellectuelle et des règles commerciales pour s'assurer que les lois qui sont établies fourniront les marchés dont elles ont besoin pour leur propre survie.

Mais imposer plus de restrictions réglementaires aux agriculteurs n'est en général pas suffisant.

Les entreprises cherchent aussi de nouvelles frontières au-delà desquelles elles peuvent avoir un contrôle total. La principale nouvelle frontière pour les entreprises agrochimiques est le gène vivant et l'avènement des plantes et des animaux génétiquement modifiés (et dans sa forme la plus extrême, les entreprises ont été jusqu'à produire la semence terminator). Ethiquement douteuse et polluant l'environnement peut-être, mais c'est une manière pour les entreprises de continuer à augmenter leurs profits et dominer le marché; les OGM leur garantissent de pouvoir breveter leurs plantes cultivées et leurs animaux et d'établir un lien obligatoire entre des produits agrochimiques spécifiques et des cultures spécifiques.

Les entreprises peuvent avoir un contrôle total sur l'alimentation de la ferme à la fourchette dans de nombreux pays industrialisés, mais elles ont encore beaucoup de travail à faire pour parvenir à ce résultat dans beaucoup de pays du Sud. Et même si elles sont soutenues par des gouvernements pressés de les satisfaire, les yeux brillants de dollars, on assiste à un sentiment croissant de malaise parmi les agriculteurs et dans les populations vis à vis de ce pouvoir antidémocratique que ces sociétés monstrueuses représentent. En fait, ce malaise est tel que la résistance se transforme en révolte dans de nombreux endroits.


Livre : The Corporation: The pathological pursuit of profit and power ( L'entreprise: la recherche pathologique du profit et du pouvoir), Joel Bakan, 2004. Publié par Constable au Royaume Uni et par Free Press aux Etats-Unis.

Film : The Corporation (L'entreprise), un film de March Achbar, Jennifer Abbott et Joel Bakan, 2004

Site web du film: www.thecorporation.com

Joel Bakan est professeur de Droit constitutionnel à l'Université de Colombie Britannique au Canada.

Les citations incluses dans le texte ci-dessus sont tirées du film et du livre.


(*) [ndt] Le terme anglais de 'corporation' peut être traduit par plusieurs mots en français: société, entreprise, grande entreprise, multinationale, et tous ces termes peuvent aussi recouvrir des réalités différentes. Le terme 'entreprise' étant celui qu'on trouve dans les sous-titres du film, c'est donc celui que nous adopterons ici. Pourtant, en France notamment, on distingue la petite, la moyenne et la grande entreprise. C'est cette dernière, en lui accolant l'adjectif de 'privée' (car il y a -encore- des entreprises publiques), qui recouvrirait le mieux les caractéristiques de la 'corporation' anglo-saxonne.

Author: Critique et résumé de GRAIN
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  • [1] http://www.thecorporation.com