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Droits collectifs sur les semences paysannes en Italie

by GRAIN | 17 Jul 2005

Extraits d’un entretien avec Antonio Onorati

En Italie, huit des 18 régions administratives ont adopté leurs propres lois sur les ressources génétiques locales depuis 1997. Ces lois sont en général destinées à protéger et à promouvoir les variétés de plantes traditionnelles et les élevages dans les systèmes agraires locaux en tant que patrimoine régional. Depuis 2000, et l’adoption de la loi régionale du Latium, elles établissent aussi des droits collectifs sur le patrimoine génétique local. Vous trouverez ci-dessous des extraits de l’entretien que nous avons eu avec Antonio Onorati, président de l’ONG italienne Crocevia, qui a été très impliquée dans ce mouvement. Ces extraits concernent en particulier l’expérience des droits collectifs en Italie et des idées de stratégie pour la protection des semences paysannes en Europe.

Examinons la question des droits collectifs dans les lois régionales sur les ressources génétiques en Italie. Vous avez dit que cela a commencé avec celle du Latium ?

Oui. Les organisations sociales, dont des ONG, ont fait pression pour ces lois régionales. Nous les avons négociées avec les parlements régionaux, les ministères régionaux, etc. Mais une fois adoptées, elles ont été gérées et administrées par la machine institutionnelle. C’est le fonctionnaire qui s’empare de la loi et qui la fait appliquer, pas nous. Et toutes sortes de problèmes ont surgi avec les droits collectifs, parce que les bureaucrates ne les comprenaient pas. Dès qu’il s’agit de droits, ils comprennent « propriété privée ».

La loi du Latium parle à la fois des ressources génétiques comme d’un patrimoine et d’une propriété : « Fermo restando il diritto di proprietà su ogni pianta od animale iscritti nel registro di cui all 'articulo 2, il patrimonio delle risorse genetiche di tali piante od animale appartiene alle communità indigene e locali...» Pouvez-vous nous expliquer?

Cette loi fait la distinction entre biens matériels et information immatérielle. Il est clair que ce mouton appartient à ce type. Et ce poirier à cet autre. Mais la partie immatérielle, elle, est couverte par des droits collectifs. ça veut dire que le bois du poirier appartient à son propriétaire, mais que l’information génétique qui donne au poirier ses caractéristiques, elle, appartient au groupe.

La loi peut s’interpréter ainsi : « Tout en confirmant l’existence des droits de propriété privée sur les variétés végétales et animales inscrites » - en d’autres termes, le bois du poirier dans votre verger – « le patrimoine de ces ressources génétiques appartient aux communautés locales. »

Donc, quand vous dites,  « J’ai un poirier qui a 150 ans, » c’est d’accord, il vous appartient totalement. Et vous pouvez décider de l’abattre. Mais le patrimoine – l’information, la valeur de l’ensemble du matériel génétique – ça, ça ne vous appartient pas. C’est pourquoi, avant de l’abattre, je peux dire, « Arrête, tu ne peux pas le couper quand tu veux parce que je voudrais d’abord en prendre un morceau pour le multiplier et le conserver par sécurité. » C’est exactement comme ça que ça marche. C’est comme ça que nous entendons un patrimoine génétique qui est un droit collectif.

La partie physique est donc propriété privée alors que les ressources génétiques – les informations, comme vous dites, le « software »- appartiennent à la collectivité en tant que patrimoine collectif. Ça implique quoi ?

Ça implique deux choses. En tout premier lieu, vous pouvez poursuivre quelqu’un en justice s’il essaie de breveter n’importe quoi utilisant ce matériel, par exemple un OGM. Deuxièmement, vous pouvez poursuivre quelqu’un qui essaierait d’obtenir un droit d’obtenteur, comme celui établi par l’UPOV, sur une variété. Ça signifie que vous empêchez la biopiraterie et que vous empêchez les brevets. Troisièmement, en fait, si vous l’appliquez correctement, vous pouvez mettre en place un système complet de droits collectifs de patrimoine sur les variétés paysannes locales en Italie. De cette façon, vous créez une possibilité d’accès aux ressources génétiques complètement différente de la voie de la privatisation.

Le fait que c’est un patrimoine collectif signifie que l’accès à l’information est socialement négocié. Qu’il n’est pas libre. Il n’appartient pas à l’humanité, il appartient à quelqu’un. Et ce quelqu’un est pluriel, c’est une collectivité. Alors, si d’autres agriculteurs, ou n’importe qui d’autre, veulent avoir accès à ce matériel, ils doivent négocier avec ces personnes-là.

Et à qui attribue-t-on ces droits collectifs ?

C’est une question sur laquelle nous continuons de travailler. Où ces droits devraient-ils être négociés ? A la mairie ? Dans toutes les mairies ? Auprès d’autres autorités publiques ? Nous répondons : « Non. Etant donné qu’il existe des communautés locales organisées, les droits collectifs doivent leur être attribués. » Mais alors, les fonctionnaires répondent, « D’accord, mais on les attribuent à quel genre d’organisation? Nous n’avons pas de tribus en Italie ! »

Dans la législation italienne, le mieux serait qu’une certaine forme de responsabilité soit donnée à la mairie concernant les droits collectifs. Parce que les droits collectifs dont la gestion est placée entre les mains de la mairie ne peuvent être annulés par aucun maire. Car ce ne sont pas eux qui font les lois. Seul l’Etat souverain peut définir et décider des droits en Italie. Les autorités régionales peuvent intervenir, mais de manière limitée car on peut les bloquer. Et comme les mairies ne peuvent pas faire les lois, ils n’ont pas l’autorité de vendre ou de détruire ce qui est protégé par des droits collectifs.

L’Italie dispose d’un ensemble de droits collectifs sur ce qu’on appelle usi civi, « usage civil ». Ce sont des lois qui viennent du Moyen Age, et les maires ne peuvent rien faire les concernant. Seules les administrations nationale et régionales peuvent définir et annuler ces droits. Même la jurisprudence en Italie établit que ces droits collectifs sont permanents, parce qu’ils ont été établis pour le bien des « générations présentes et futures ». Une fois que l’Etat souverain les reconnaît, il ne peut pas les retirer parce qu’on ne peut pas invalider les droits de personnes qui n’existent pas à ce moment-là.

Mais vous avez dit que la question de savoir à qui ces droits appartiennent n’est pas encore réglée ?

Pour les bureaucrates qui doivent les faire appliquer, elle ne l’est pas. Mais les ONG et quelques partis politiques mènent une bataille très dure pour régler cette question, y compris avec le soutien d’une loi de référence plus générale au niveau national. Même les industriels semblent d’accord avec nous pour établir clairement, dans le cadre de la loi italienne, que les semences paysannes sont couvertes par des droits collectifs et non par des droits de propriété intellectuelle (DPI) ; Comme ils l’ont dit :  « Les variétés traditionnelles ne représentent pas un marché pour nous et si nous voulons avoir des gènes de ces semences, nous pouvons les obtenir dans des banques de gènes. » Cela dépendra donc de nous de nous battre s’ils commencent à appliquer les réglementations de l’UPOV ou un autre type de monopole sur ce matériel.

Ceci dit, avec la loi du Latium, d’un point de vue purement juridique, c’est très clair : ils appartiennent à la collectivité. Par exemple, Mr X a des haricots et il les vend. Mais la partie immatérielle, « l’information génétique », appartient à la collectivité. Ce qui veut dire, clairement, qu’il ne peut pas vendre l’information. C’est très clair.

Vous voulez dire que ces droits collectifs sur le patrimoine génétique de la région constituent un droit de monopole collectif ? Parce que vous dites que pour y avoir accès, il faut discuter et négocier avec la collectivité. La collectivité semble donc avoir un monopole.

Non. Le monopole est un droit privé, il exclut les autres. Les droits collectifs, par définition, sont des droits qui n’interdisent pas ni n’excluent. Je vous donne un exemple : les champignons. Vous voulez aller ramasser des champignons sur des terres régies par des droits collectifs. Les champignons appartiennent à tout le monde, ce qui veut dire que chacun peut demander à en ramasser. La collectivité ne peut pas dire « Non, vous, vous n’êtes pas autorisé à le faire parce que vous n’êtes pas d’ici. » Ce que la collectivité doit dire, c’est quelles sont les règles pour ramasser des champignons. Ou prenez la terre par exemple. Si une terre est sous droits collectifs, alors, avant de construire un hôpital, il faut négocier avec la collectivité qui est en possession de la terre et en gère les droits. La collectivité peut dire : « Non, ici, pas d’hôpital. Nous voulons profiter des bois et pour construire un hôpital, vous aurez à abattre les arbres. » Ou un terrain de foot, c’est l’exemple le plus courant. La collectivité dira : « D’accord, faites le terrain de foot. On vous donne la terre, vous payez pour elle, vous en tirez de l’argent, et avec l’argent, vous faites un jardin public pour les enfants de la crèche. » Ce sont des cas réels.

Il y a des administrateurs qui s’occupent des droits collectifs. Ils doivent les faire respecter. Normalement, c’est le travail du maire. Mais parfois, le maire est le premier à porter atteinte à ces droits. Mettons que le maire veuille construire un terrain de foot pour ses copains qui ont voté pour lui. La première chose qu’il fait lorsqu’il prend ses fonctions, au lieu d’essayer d’obtenir un terrain d’un privé qui peut avoir voté pour lui, il regarde où sont les terres sous droits collectifs et déclare qu’il va construire un terrain de foot à cet endroit. Et les gens réagissent et s’organisent de nouveau ensemble. Il y a une juridiction spéciale pour tous ces procès.

Alors, avec ce régime de droits collectifs sur les ressources génétiques, on ne peut pas interdire l’accès mais on le négocie, on le conditionne.

On peut aller jusqu’à l’interdiction, mais ce n’est pas automatique. Avec les droits collectifs, il faut négocier. Ce sera soit oui soit non, mais il doit y avoir une négociation. Il n’y a pas d’accès libre ou automatique comme avec le « patrimoine de l’humanité », où les gens peuvent simplement venir et prendre. Il n’y a pas non plus de droit automatique de refuser l’accès, comme vous pouvez l’avoir avec le droit de monopole.

Mais est-ce que les gens peuvent refuser en fin de compte ?

C’est possible. Par exemple, si vous voulez obtenir l’accès pour produire des OGM, la réponse est non, c’est tout. C’est prévu dans certaines lois, comme dans le décret ministériel du ministère de l’agriculture du 5 mars 2001.

On fait appel à quoi pour y arriver ? A un intérêt collectif contre les OGM ?

On fait appel à un intérêt collectif ou à l’institution. Donc, pour interdire l’accès aux terres régies par des droits collectifs, il faut prouver que c’est dans l’intérêt de la collectivité d’en interdire l’accès. Cela doit être fondé. On ne peut pas dire « Non parce que c’est non. » , il faut pouvoir dire : « Non, parce que nous voulons conserver et profiter des bois.»

Et s’il y a conflit ?

Il y a un juge spécial, le commissaire aux droits collectifs sur les terres.

Mettons qu’une décision soit prise qui aille à l’encontre des intérêts de Monsanto qui veut acquérir quelque chose. Est-ce que Monsanto peut faire appel à la plus haute instance, comme l’Etat, pour régler le conflit ?

Monsanto peut faire appel au plus haut niveau s’il y a une loi cadre établie au niveau national. Mais le commissaire a le même statut en tant que juge qui prend la décision finale, et c’est une affaire qui peut mettre 20 ans à se régler.

Alors, ça ne s’arrête pas à la région, ça peut aller jusqu’à l’Etat ?

On peut faire appel au Conseil d’Etat en raison de la loi sur l’usage civil, mais cette matière est aussi traitée par le commissaire. Mais actuellement, Berlusconi est en train de changer la loi nationale sur l’usage civil, parce qu’il veut privatiser, alors il est en train d’enlever les pouvoirs aux commissaires. C’est un exemple de l’intervention de l’Etat, comme j’en ai parlé auparavant.

Tout ça semble très spécifique à l’Italie : vos coutumes en matière de droit, vos traditions, l’organisation administrative, etc.

Non. Les droits collectifs que nous avons en Italie existent aussi en Espagne. Il en reste quelque chose en France, en Suisse, en Belgique et même, sur l’eau, aux Pays Bas. Donc, ce n’est pas vrai. C’est seulement qu’on n’a jamais travaillé sérieusement sur cette question pour des raisons idéologiques. Comme ça a des relents de communisme, les gens ne veulent pas s’y attarder. C’est vraiment une forme d’auto-censure de dire que c’est difficile, ou que ça ne va pas passer, et alors on prend toutes sortes de raccourcis comme le « patrimoine commun », ou l’« accès libre », on laisse aller et on ne règle rien. Et c’est comme ça qu’on rejoint la position des gouvernements d’Allemagne et du Royaume uni. Dans le Comité de l’Union européenne sur les semences, ils disent que « c’est une affaire entre agriculteurs, les semences paysannes, ce sont des bricoles, il n’y a pas besoin de règles pour ça. » C’est une position très dangereuse.

Nous devons faire très attention à toutes les propositions qui se font au niveau européen qui finissent par nous entraîner dans le courant dominant, avec des notions comme « les ressources génétiques, le patrimoine de l’humanité ». Demander la libre circulation des semences entre les petits paysans dans l’Union européenne, c’est aussi dangereux si un cadre n’est pas négocié. Cela dissimule une possible industrie des semences paysannes. Etablir des règles ? Oui. Mais nous devons développer des règles qui ne nous mettent pas dans des solutions conformistes, y compris la plus petite forme de DPI. Si nous créons des registres, ce ne sont pas n’importe quels registres. Nous devons être très précis.

Dans la construction d’un mouvement européen, je pense que chacun doit travailler, regarder dans son propre pays, voir comment ça fonctionne, essayer de développer une base légale appropriée pour les ressources génétiques locales. Si on fait ça en Europe, ce sera un gigantesque pas en avant. Parce qu’on se débarrassera de cette notion stupide de « patrimoine de l’humanité » et on ira beaucoup plus loin dans la logique des droits collectifs, et la distinction sous-jacente entre matériel et immatériel. Et on trouvera beaucoup d’alliés auprès des peuples autochtones et dans d’autres pays où les droits collectifs existent encore.

Mais en pratique, que se passe-t-il quand quelqu’un – que ce soit un fonctionnaire ou un membre de la collectivité, veut vendre, veut déstabiliser le système ?

Il est écrit dans les lois que dans tous les cas, il ne peut pas y avoir de brevets. Il faut mettre des barrières. Et il faut le faire dans la législation, dans un cadre juridique. C’est pourquoi je dis que l’approche de paysan à paysan a ses limites. Parce qu’il faut intervenir avec la législation. Il faut imposer que dans tous les cas les semences paysannes ne peuvent pas être privatisées, que dans tous les cas, elles doivent rester en dehors de tout système de DPI, et que dans tous les cas la dynamique des populations doit être maintenue. C’est beaucoup plus clair maintenant pour nous en Italie en comparaison à ce que c’était quand on a commencé avec ces lois – c’est un front de lutte. Même un système de droits collectifs doit faire face à ces questions. Une communauté locale ne peut pas faire avec les terres détenues collectivement quelque chose qui va à l’encontre d’une autre loi au niveau national.

Mais tant que l’administration publique gère ces questions, il peut arriver quelqu’un qui décide de supprimer la loi.

Bien sûr. C’est la raison pour laquelle nous devons engager un travail de guérilla institutionnelle. Le front juridique de la lutte ne devrait jamais être un front exclusif. Jamais. Il faut aller dans les rues. Il faut avancer avec les véritables mouvements des populations. Il faut mettre en place et développer nos alternatives sur le terrain. Mais il est vraiment essentiel que le travail de guérilla institutionnelle fasse aussi partie des luttes que nous menons. Sinon, nous sommes perdus. Nous devons bâtir des remparts qui pourront nous défendre quand ce sera trop dur. C’est pour cela que je parle du travail juridique comme d’une guérilla. Vous occupez un terrain juridique, dans lequel vous avez des avantages et où personne ne vous attend. Vous construisez une base juridique et les prenez par surprise. Nous avons la capacité de faire ce que l’administration ne peut pas faire. C’est précisément pourquoi, en France, la réaction du gouvernement et de l’industrie est si féroce. Ils sont en pleine hystérie au sujet des semences en France. Ils envoient des contrôleurs chargés de réprimer les fraudes, ils envoient des agents du fisc, ils dissimulent des documents, ils font de la rétorsion d’information, c’est vraiment incroyable. On ne voit pas ça en Italie.

Nous devons consolider tous ces fronts de lutte et élargir nos pratiques. Pour moi, le mécanisme fondamental, c’est la dynamique des populations et l’élargissement de nos pratiques. Cela veut dire introduire de plus en plus les variétés traditionnelles dans les systèmes agricoles. C’est pourquoi je trouve stupide que les agriculteurs bio utilisent des semences organiques qui ne sont pas des variétés traditionnelles. Quand ils utilisent des semences industrielles bio pour obtenir leur certification « bio », je trouve que c’est ridicule. Pour être certifié « bio », je dirais que vous devez d’abord utiliser le matériel génétique approprié, de préférence produit à la ferme et de préférence une variété ou une population traditionnelle. Si vous ne pouvez pas le faire, mais seulement si vous ne pouvez pas le faire, alors je dirais que, oui, les semences bio sont bonnes. Mais ils sont en train de faire pratiquement le contraire, parce qu’ils veulent monter une industrie des semences biologiques. Comme si Novartis n’allait pas arriver et tout racheter. Dès qu’ils auront créé un marché pour les semences biodynamiques ou biologiques, les industriels vont arriver et les absorber, les vrais industriels.

Voulez-vous dire que ces systèmes régionaux de droits collectifs sur le patrimoine génétique constituent des zones sans DPI en Italie ? Tout comme plusieurs régions d’Italie ont établi des zones sans OGM ?

En effet. C’est la tactique de la guérilla institutionnelle. Vous occupez un espace, vous créez une zone sans DPI, vous essayez de la conserver, de la gérer, et vous vous donnez les moyens de vous défendre. C’est presque comme pour les zones sans OGM. Bien sûr, ils peuvent venir et vous contaminer. Mais si vous ne faites rien, ils viendront et vous contamineront encore plus. Et les régions évoluent. Regardez, actuellement, il y a 11 régions sur 18 qui ont une forme ou une autre de loi contre les OGM. Maintenant qu’il y a la coexistence qui arrive, on va voir comment elles vont se défendre. Ça va être une belle bagarre.

Author: GRAIN
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