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Communautaires ou marchandises: quel avenir pour les savoirs traditionnels?

by GRAIN | 28 Jul 2004

GRAIN

Avons-nous besoin que la propriété intellectuelle soit protégée pour sauvegarder le développement continu des systèmes de savoirs traditionnels?

De nombreux gouvernements de pays en développement semblent le penser. Lors d'une réunion internationale en mars à l'Organisation internationale de la propriété intellectuelle (OMPI), plusieurs d'entre eux ont très fortement insisté pour la création d'un système spécial (sui generis) de droits de propriété intellectuelle (DPI) adapté aux savoirs traditionnels (ST). DE plus, ils ont agi avec le soutien manifeste des observateurs représentant les communautés autochtones présents à la réunion.

Il n'est pas difficile de comprendre comment cette idée a germé. Les pays riches et les grosses entreprises ont fait des DPI des moyens très puissants d'appropriation et de contrôle. La propriété intellectuelle est utilisée pour privatiser et exploiter sans aucun état d'âme les savoirs traditionnels détenus par les paysans et les communautés autochtones autour du monde. Ni les communautés ni les gouvernements des pays en développement n'ont beaucoup de moyens de se défendre contre ça, et ils se sentent tout aussi impuissants. C'est de leur frustration qu'est née l'idée de créer des "contre-droits de propriété intellectuelle" destinés spécifiquement à protéger les détenteurs originaux des savoirs traditionnels. Si les entreprises peuvent se servir de droits de propriété forts contre les communautés, pourquoi pas l'inverse?

Bien que parfaitement compréhensible, cette idée est une grave erreur. Ce n'est pas une erreur dans le sens qu'elle serait impossible à réaliser. Rien ne peut empêcher les gouvernements d'accepter un traité concernant une forme sui generis de DPI pour les savoirs traditionnels. Mais c'est une erreur parce que même si elle était réalisée, elle ne pourrait jamais parvenir à la forme de protection envisagée par ses partisans. Au contraire, en ayant recours aux DPI, les détenteurs des savoirs traditionnels perdraient justement ce qu'ils essaient de récupérer.

Plusieurs des gouvernements à l'origine de cette proposition, en particulier le Groupe africain qui l'a initiée, partagent sans aucun doute une préoccupation sincère pour l'avenir des systèmes de savoirs traditionnels. Ils veulent créer les conditions pour que les détenteurs de savoirs traditionnels puissent continuer à agir et à se développer selon leur propre logique, protégés d'une exploitation injuste et d'une commercialisation indésirable. Il en est de même bien sûr des organisations des peuples autochtones qui sont venues à l'OMPI en tant qu'observateurs.

Ce que ces deux groupes semblent ignorer ou sous-estimer c'est la manière dont l'introduction des DPI va inévitablement transformer la nature même des savoirs traditionnels: son caractère communautaire. A la fois les gouvernement africains et les observateurs autochtones soulignent que les composants des DPI dans un système sui generis doivent être complétés par un certain nombre de dispositions supplémentaires afin de garantir que leur héritage culturel et religieux sera respecté. Mais peu importe le nombre de dispositions qui seront ajoutées, le principe de base reste que la protection de la propriété intellectuelle ne peut s'appliquer qu'à la propriété. Pour que quelque chose soit couvert par un droit de propriété intellectuelle il faut d'abord qu'il devienne une propriété, une marchandise, quelque chose qui peut être acheté et vendu. Et c'est là que les systèmes de DPI sont fondamentalement incompatibles avec la notion de savoirs traditionnels faisant partie d'un héritage communautaire, quelque chose qui de par sa nature même ne peut pas être vendu ou acheté.

Ce à quoi un système de DPI sui generis pour les savoirs traditionnels pourrait aboutir, c'est à aider les détenteurs de savoirs traditionnels à commercialiser des parties de leurs savoirs. Les DPI sui generis pourraient être rendus plus accessibles pour les paysans ou les communautés autochtones, moins lourds et moins coûteux à utiliser que le système industriel du brevet. Cela pourrait être plus facile pour eux d'extraire un peu du contenu de leurs savoirs traditionnels et d'en faire quelque chose de facilement commercialisable, avec des droits de propriété exclusifs clairement définis et donc compatibles avec les systèmes juridiques dominants. Ce qui serait alors perdu ce serait le contexte dans lequel ces savoirs traditionnels se sont développés et ont prospéré, et avec ça, leur avenir. Si la commercialisation basée sur les DPI se répand parmi les détenteurs des savoirs traditionnels, il est peu probable que les savoirs traditionnels pourront continuer à se développer dans le contexte des communautés. Logiquement, leur futur développement s'inscrirait aussi dans un contexte de marché, et la plupart des savoirs traditionnels cesseraient complètement d'exister. Les détenteurs de savoirs traditionnels pourraient gagner la propriété intellectuelle, mais ils perdraient leur communauté intellectuelle.

Le triste exemple de la science universitaire est instructif. Malgré des différences évidentes, les systèmes de savoirs des universités occidentales ont partagé une caractéristique importante avec les systèmes de savoirs traditionnels des populations autochtones, des pécheurs, des éleveurs, et des paysans. Dans les deux cas, le savoir a été détenu et géré comme un bien commun au sein d'une communauté auto-organisée, et non comme une marchandise détenue à titre privé. Mais dans le monde universitaire, cela fait maintenant surtout partie du passé, et c'est la conséquence directe de la prolifération de la protection par les DPI dans les institutions scientifiques.

Cela a commencé exactement de la même manière que pour la discussion sur les DPI pour les savoirs traditionnels. Les scientifiques ont fait remarquer combien leur travail était de plus en plus approprié et commercialisé par les entreprises grâce aux DPI. Cela a conduit les chercheurs du secteur public et les universités à commencer à rechercher eux-mêmes une protection par les DPI, à l'origine surtout comme une mesure défensive, mais très vite avec les mêmes intentions de commercialisation que les entreprises. En seulement quelques dizaines d'années, le développement a fondamentalement changé la manière dont la science universitaire est menée. Les institutions chargées de l'édification et du partage des savoirs cumulés qui se sont continuellement développées depuis la Renaissance sont aujourd'hui essentiellement perdues.

La publication d'articles dans les revues universitaires ou lors des conférences scientifiques est aujourd'hui une formalité sans réelle signification. Le véritable événement est la demande d'un brevet. Et ce qui est encore plus frappant, c'est que le partage informel continu entre les groupes de recherche, qui était si important pour l'efficacité du système, a pratiquement cessé. Rien ne peut plus être jamais partagé de peur qu'un brevet futur soit compromis.

Bien sûr, occasionnellement un chercheur a pu découvrir de l'or et obtenir quelques millions d'un brevet couronné de succès, et quelques départements universitaires ont considérablement augmenté leurs finances de la même manière. Mais les seuls véritables gagnants sont les quelques grosses entreprises qui maintenant contrôlent non seulement la plupart des développements technologiques, mais aussi la plupart des sciences fondamentales, directement ou indirectement. Ils sont les maîtres des systèmes de DPI et c'est leur logique exclusivement commerciale qui a pris le pouvoir dans le monde universitaire. Il est important de noter que les entreprises n'auraient jamais pu transformer les universités aussi rapidement et complètement que les scientifiques l'ont fait eux-mêmes de l'intérieur. En essayant de battre les entreprises à leur propre jeu de DPI, ils leur ont au contraire livré sur un plateau l'ensemble du système universitaire pour qu'elles le contrôlent. Aujourd'hui, les scientifiques universitaires se battent dans une compétition acharnée pour produire le brevet qui leur apportera gloire et fortune, sous la forme d'un contrat avec l'une de ces entreprises géantes, qui n'ont à assumer que peu des risques et des coûts des recherches scientifiques fondamentales mais qui sont libres de sélectionner et de choisir parmi les meilleurs résultats.

Il n'y a absolument aucune raison de croire que les détenteurs des savoirs traditionnels seront plus capables de défendre leur communauté intellectuelle s'ils choisissent de jouer le jeu des DPI. Si les plus grosses universités du monde riche ont échoué, quelles sont les chances que des paysans pauvres, des populations autochtones et des gouvernements de pays en développement fassent mieux? Il y a aura de l'or à gagner pour quelques chanceux, mais le prix à payer sera la décomposition accélérée des institutions traditionnelles à tous les niveaux et le capital que représentent les savoirs traditionnels sera livré au marché. Les détenteurs des savoirs traditionnels seront dressés les uns contre les autres par la compétition, exactement comme les scientifiques occidentaux, et la capacité des savoirs traditionnels à continuer à se développer cessera progressivement.

Il est certes urgent d'agir au niveau politique pour renforcer la protection juridique des systèmes de savoirs traditionnels, y compris dans la tribune internationale du système des nations Unies. Mais cela ne peut pas se faire en créant de nouvelles formes de DPI. La propriété intellectuelle n'est pas seulement inappropriée pour cet objectif, elle est positivement nocive. Sa véritable nature est de promouvoir des formes d'organisation orientées vers la marchandisation, basées sur la propriété exclusive, et c'est pourquoi elle affaiblit toujours les systèmes communautaires qui reposent sur des lignes de force différentes et plus vastes. Si nous voulons protéger les savoirs traditionnels, ce qui doit être institutionnalisé c'est la reconnaissance et le respect de la communauté intellectuelle qui existe depuis longtemps des détenteurs de savoirs traditionnels comme une alternative confirmée et viable aux savoirs marchandisés.

Author: GRAIN