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2014 : Année internationale de l’agriculture familiale

by Silvia Pérez-Vitoria | 29 Jul 2014

L'agriculture familiale est une catégorie fourre-tout

L’Ecologiste N°42 – Vol.15 N°1, avril-mai-juin 2014

2014 : Année internationale de l’agriculture familiale

Les Nations-Unies ont décidé que l’année 2014 serait dédiée à l’agriculture familiale. Mais que recouvre exactement cette expression ? Analyse, par Silvia Pérez-Vitoria.

Sepuis 1959, chaque année, les années internationales des Nations-Unies sont dédiées à un ou plusieurs thèmes. C’est l’agriculture familiale qui est à l’honneur en 2014. (1) Le lancement officiel a eu lieu à New York, au siège des Nations-Unies, le 22 novembre 2013. Des comités nationaux se sont constitués dans une quarantaine de pays. Concrètement, tout au long de l’année, se dérouleront des rencontres, des manifestations de tous ordres, des salons, des marches, etc.
 
La FAO, plus particulièrement chargée de la coordination des activités, précise qu’il s’agit de « rehausser l’image de l’agriculture familiale et de la petite agriculture en focalisant l’attention du monde entier sur leur contribution significative à l’éradication de la faim et de la pauvreté, à l’amélioration de la sécurité alimentaire, de la nutrition et des moyens d’existence, à la gestion des ressources naturelles, à la protection de l’environnement et au développement durable, en particulier dans les zones rurales. » 
 
Après une reconnaissance bienvenue de l’importance de l’agriculture familiale, on retombe rapidement dans le jargon habituel des Nations-Unies. En effet, l’objectif est de « remettre l’agriculture familiale au centre des politiques agricoles, environnementales et sociales dans les programmes d’action nationaux, en identifiant les lacunes à combler et les opportunités offertes afin de favoriser la transition vers un développement plus équitable et plus équilibré ». Les « facteurs clés qui peuvent contribuer avec succès à son [il s’agit de l’agriculture familiale] développement sont identifiés : les conditions agroécologiques et les caractéristiques territoriales, les politiques environnementales, l’accès au marché, l’accès à la terre et aux ressources naturelles, l’accès à la technologie, aux services de vulgarisation agricole et au crédit, les conditions démographiques, économiques et socioculturelles, la disponibilité d’un enseignement spécialisé ». Vaste programme !
 
En somme cette agriculture familiale qui, nous explique-t-on, nourrit 70% de la population mondiale, qui préserve la biodiversité et l’environnement, qui crée des emplois, a besoin de tout ! On peut donc supposer que des moyens importants seront mobilisés, mais la surprise est totale quand on en examine les « lignes d’action » proposées, dont il est précisé qu’elles « seront mises en œuvre dans le cadre de processus et d’accords nationaux, en collaboration avec les partenaires concernés ». En passant, on remarquera qu’en cantonnant les actions au niveau national, on évacue la question stratégique de la libéralisation des échanges... Elles sont au nombre de trois : promotion du dialogue dans les processus de décision sur les politiques ; identification, documentation et diffusion – pour mieux en tirer parti – des enseignements tirés et des résultats positifs des politiques existantes, au niveau national ou à d’autres niveaux, en faveur de l’agriculture familiale ; communication, plaidoyer et sensibilisation. En somme tout cela est bien modeste au regard des enjeux et des objectifs précédemment avancés.
 
Alors on ne peut que s’interroger. Première question : d’où vient l’initiative de cette Année internationale de l’agriculture familiale ? C’est le Forum rural mondial qui en est le promoteur. Il se présente comme « une association sans but lucratif de caractère international et de rayonnement mondial ». Il est « composé de personnes et d’institutions,tant publiques que privées, engagées dans la recherche d’un développement durable et juste, principalement dans le domaine du développement rural ». Il finance aussi des projets de coopération. Cette association est née en 1998, à Vitoria au pays basque espagnol et est liée au secteur patronal et à la démocratie chrétienne locale. L’organisation s’est lancée dans une campagne de trois ans pour promouvoir cette année de l’agriculture familiale. Elle est en charge de la coordination des actions de la société civile.
 
Deuxième question : pourquoi l’agriculture familiale ? Et pourquoi pas « l’agriculture paysanne » par exemple ? Dans les textes, il est précisé que « l’agriculture familiale permet d’organiser la production agricole, forestière, halieutique, pastorale ou aquacole qui, sous la gestion d’une famille, repose essentiellement sur de la main d’œuvre familiale, aussi bien les hommes que les femmes ». C’est un terme relativement « neutre » qui ne dit rien sur la taille, sur la structure de la propriété, sur les pratiques culturales... Ainsi il existe des agricultures familiales sous contrat, c’est-à-dire dépendant totalement d’une entreprise agro-alimentaire voire d’une multinationale. C’est le cas pour l’élevage mais aussi pour de nombreuses productions tropicales comme le café ou le cacao, par exemple. Les producteurs n’ont aucune autonomie dans leur travail. C’est la firme qui les fournit en intrants, pose ses conditions de production et rachète, sous conditions, les produits. Il peut y avoir de très grandes exploitations industrialisées gérées par une famille. Il peut y avoir une agriculture familiale qui ne produit que des produits pour l’exportation et peu de cultures vivrières. C’est une catégorie fourre-tout qui permet aux « développeurs » de suggérer une nécessaire « modernisation » ; c’est ce que suggère la liste des « facteurs clés » précédemment cités.
 
Terme ambigu
 
Deux exemples viennent confirmer l’ambiguïté du terme. La Commission européenne a organisé fin novembre 2013 une conférence sur l’agriculture familiale. Dans la séance d’ouverture il n’y avait aucun représentant de l’agriculture familiale mais des fonctionnaires européens et un cadre supérieur d’Unilever qui a expliqué ce qu’il attendait de cette campagne. (2) Un autre exemple est donné par la revue « Nourrir le monde, soigner la planète » publiée conjointement par le Forum rural mondial et le Programme régional Fida Mercosur (3) à l’occasion de cette Année internationale. Dans le premier numéro, Álvaro Ramos, coordinateur régional de ce programme, explique que l’agriculture familiale n’est pas synonyme de pauvreté rurale,« c’est une catégorie vaste et hétérogène qui comprend les fermiers pauvres mais aussi des producteurs qui ont une très forte capacité de travail, d’innovation, d’investissement et de management de leur système de production et qui sont très liés au marché ».
 
Selon lui, pour lutter contre la pauvreté rurale, il faut que les politiques publiques contribuent à « renforcer les capacités, encouragent les partenariats privés de production, stimulent les associations et l’émergence de technologies appropriées qui apportent de la valeur ajoutée au produit et facilitent leur commercialisation ». On est dans le registre habituel du développement et de la modernisation agricole. On est loin de l’agriculture paysanne.
 
Celle-ci a repris des couleurs et de la consistance depuis que des mouvements paysans comme Via Campesina (4) en ont fait leur fer de lance. C’est sans doute pour cela que les promoteurs de cette Année internationale ont préféré mettre en valeur l’agriculture familiale. L’agriculture paysanne est revendiquée par ceux qui se battent contre les traités de libre-échange (comme le Traité Transatlantique) qui détruit le travail des paysans, contre les OGM qui mettent en péril la survie de l’humanité, contre les accaparements de terre qui enlèvent leur outil de vie à des milliers de gens, contre des experts qui prétendent dicter des manières de produire et qui contribuent à la destruction de la planète. Ce sont toutes ces luttes qui sont passées sous silence par cette Année internationale de l’agriculture familiale. On pourrait parler d’une forme de « stérilisation » des conflits politiques qui se nouent autour de l’agriculture paysanne. Via Campesina a décidé néanmoins de participer à cette Année internationale de l’agriculture familiale pour profiter d’un espace de débats. Espérons que sa voix sera entendue. ■
 
Silvia Pérez-Vitoria est auteur de La Riposte des paysans (2010, Actes Sud) et Le Retour des paysans (2005, Actes Sud).
 
Notes
(1) 2014 est aussi l’Année internationale de la cristallographie, des petits Etats insulaires en développement et de la solidarité avec le peuple palestinien.
(2) Unilever est une des plus grandes multinationales de l’agro- alimentaire. On peut lire le compte-rendu de cette conférence qu’en a fait le 4 décembre 2013, Diego Montón, membre argentin de Via campesina « Conferencia de Agricultura Familiar de la Comision Europea : los gobiernos europeos en las manos de las corporaciones. » sur le site www.viacampesina.org
(3) Le Mercosur, est un marché commun qui réunit actuellement l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Venezuela (le Paraguay est suspendu). C’est la troisième zone économique de libre-échange après l’Union européenne et l’Alena (qui réunit les Etats-Unis, le Canada et le Mexique).
(4) Via Campesina est un mouvement international de petits paysans, de paysans sans terre, de peuples indigènes, de femmes rurales, créé en 1993.
 
Source: http://www.solidarite.asso.fr/IMG/pdf/Annee_internationale_ecologiste_def-2.pdf
Author: Silvia Pérez-Vitoria
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