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La mission impossible de l'OMPI?

by GRAIN | 15 Sep 1998

La mission impossible de l'OMPI?

GRAIN, Seedling, Vol 15, No 3, Barcelone, Septembre 1998

www.grain.org/fr/publications/ompi-fr-p.htm

 

 

Au début de l'année, l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a annoncé la naissance d'un nouveau programme qui soulève bien des controverses. Il vise à étendre les bénéfices des droits de propriété intellectuelle (DPI) à de nouveaux groupes cibles, tels que les peuples indigènes et les communautés locales. Le lancement de ce programme coïncide pratiquement avec le début de la collaboration entre l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et l'OMP. Ceux-ci s'associent pour d'aider les pays du Sud à mettre en oeuvre les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). L'objectif de ce programme des "nouveaux bénéficiaires" est-il réellement d'aider ces groupes cibles ou l'OMPI joue-t-elle simplement le jeu de l'OMC en imposant les DPI à ces nouveaux bénéficiaires et en préparant ainsi le terrain pour l'ADPIC ?

 

La marche apparemment inexorable vers la globalisation a vu le problème de la propriété intellectuelle se transformer en un conflit d'intérêts majeur au niveau mondial. Cet intérêt vient de la prise de conscience des pays industrialisés que l'absence de DPI forts dans les pays en développement leur coûterait chaque année 200 milliards de dollars américains en royalties perdues. Avant de devenir célèbres sur la scène économique, les DPI se trouvaient sous la responsabilité d'une entité des Nations unies plutôt rébarbative et austère, connue sous le nom d'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Cependant, avec son influence croissante, l'OMC a fait une entrée musclée sur la scène de la propriété intellectuelle, devançant l'OMPI qui tente maintenant de trouver sa place et sa raison d'être. Les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) ont commencé à prendre le pas comme organe de référence dans les forums internationaux. En même temps, les sociétés transnationales commencèrent à exercer de fortes pressions sur leurs gouvernements afin qu'ils profiter de l'OMC pour pousser le Sud à mettre l'ADPIC en oeuvre. Aujourd'hui, les gouvernements du Sud subissent une pression extrême pour appliquer cet accord.

Un des aspects les plus controversés de l'ADPIC est qu'il exige des États qu'ils appliquent des DPI de façon systématique sur toutes les technologies, notamment sur celles qui étaient auparavant déclarées inadaptées aux droits de monopole au niveau national. Parmi elles, les produits pharmaceutiques et le matériel biologique, comme les plantes et les micro-organismes. L'OMC pousse en faveur de DPI forts, véritables droits de monopoles, tels que les brevets ou un système sui generis (unique) "efficace". Les brevets sont nés au siècle dernier dans les pays industrialisés comme outil au service des entreprises destiné à améliorer leur compétitivité, leur contrôle des marchés et leurs bénéfices. Le système des brevets favorise les pays du Nord, ce qui explique que les pays industrialisés luttent pour retirer l'option sui generis de l'ADPIC, faisant du système des brevets l'unique forme de DPI disponible (voir encadré). Ceci permettrait aux entreprises de renforcer leurs monopoles en faisant payer l'ardoise au Sud tant sur le plan financier, social que culturel. Un article paru le 9 avril 1998 dans le journal scientifique de réputation mondiale Nature conclut que "si l'ADPIC reste tel qu'il est en ce qui concerne les connaissances indigènes et les droits des communautés, il risque de favoriser les disparités sociales et donc d'entretenir les conflits sociaux.

Exclure le vivant de l'ADPIC

L'OMC est rapidement en passe de devenir la constitution globale qui l'emportera sur toutes les constitutions nationales. Cette réalité souligne l'importance et le pouvoir potentiel de l'ADPIC. Les Etats-Unis poussent surtout au retrait de la clause sui generis de l'Article 27.3 de l'ADPIC, ce qui ferait des brevets le seul système de protection intellectuelle valable. Cette clause autorise en effet un système de protection des variétés végétales alternatif au brevet. Il apparaît maintenant que les Etats-Unis ont reçu le soutien du reste de ce qui est considéré comme le "quatuor " dans le cercle de l'OMC: l'Union européenne, le Japon et le Canada. A l'origine, l'Union européenne était favorable à la clause sui generis de l'ADPIC, parce que la directive sur le brevetage du vivant n'avait pas encore été approuvée, et qu'elle n'avait aucune position commune à ce sujet. Suite à l'approbation de la directive, la position de l'Union européenne s'est rapprochée de celle des Etats-Unis.

Depuis lors, la position européenne concernant les brevets sur le vivant est de plus en plus controversée. Les pays disposent de deux ans pour ratifier la directive, mais les parlementaires subissent des pressions grandissantes pour reconsidérer plusieurs questions fondamentales. Le mouvement contre le brevetage du vivant prend de l'ampleur. Le 16 octobre, le gouvernement des Pays-Bas releva le défi de porter la directive sur les inventions biotechnologiques devant la Cour européenne de justice. C'est une action sans précédent et lourde d'implications tant pour le public européen que pour l'ADPIC. Si la Cour se prononce contre la directive, d'autres accords comme le Pacte andin seraient aussi affectés. Les protagonistes du Pacte sont actuellement pressés de produire une législation similaire à la directive européenne, mais peuvent attendre que la situation se clarifie en Europe. Il serait sage qu'ils attendent.

 

L'OMC et l'OMPI joignent leurs forces

Au mois de juillet de cette année, l'OMC et l'OMPI ont annoncé qu'ils joignaient leurs forces pour aider les États du Sud à mettre en oeuvre l'ADPIC avant l'an 2000. Cette collaboration a de nouveau propulsé l'OMPI sur le devant de la scène des DPI, la rétablissant comme un acteur-clé du jeu. Presque au même moment, l'OMPI a pris l'initiative d'étendre les DPI à de nouveaux bénéficiaires, tels les peuples indigènes et les communautés locales. De nombreux organisations non gouvernementales (ONG), communautés et peuples indigènes ont réagit vigoureusement à cette initiative. Celle-ci est particulièrement inquiétante vu le récent alignement de l'OMPI sur l'OMC. Jusqu'à présent, l'OMPI était considérée comme un partenaire préférable à l'OMC pour les pays du Sud car elle semblait plus démocratique et moins manipulée par les pays du Nord. Il est cependant improbable que l'OMPI continue sur cette voie après son alliance avec l'OMC. L'OMC impose de plus en plus les règles du jeu en ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle et l'OMPI pourrait se retrouver forcée de les mettre en oeuvre.

Ceci explique comment les "Droits de propriété intellectuelle pour les nouveaux bénéficiaires" de l'OMPI ont surgi. Ce programme est placé sous la direction de la "Division des questions globales de propriété intellectuelle" (GIPID), qui est également responsable des nouveaux programmes sur la biodiversité, la biotechnologie, et la protection du folklore. Selon Robert Castelo, Sous-Directeur de l'OMPI, le nouveau programme se concentrera sur "l'exploration et l'identification des besoins et des attentes de nouveaux bénéficiaires potentiels de la propriété intellectuelle … des groupes qui – pour toute une série de raisons – n'ont pas eu accès au système de propriété intellectuelle. " Les premiers groupes de nouveaux bénéficiaires identifiés sont les peuples indigènes, les communautés locales et les détenteurs de connaissances traditionnelles. Il est intéressant de constater que le programme fut lancé juste après l'approbation par la CDB – après de nombreuses discussions – d'une motion concernant la mise en oeuvre de l'article 8j, au sujet des droits des communautés locales et indigènes. Dans cette proposition, les États membres s'engagent à "respecter, préserver et maintenir les connaissances, les innovations, et les pratiques des communautés locales et indigènes ayant des modes de vie traditionnels …et à encourager le partage équitable des bénéfices issus de l'utilisation de telles connaissances, innovations et pratiques. "

Rencontrer les " Nouveaux Bénéficiaires "

Ce programme a débuté par une table ronde à Genève où participaient des leaders de peuples indigènes du 23 au 24 juillet de cette année. L'objectif de cette rencontre était de "faciliter les échange d'opinions entre les décideurs et les peuples indigènes en ce qui concerne la mise en oeuvre la plus efficace et les améliorations possibles du système de propriété intellectuelle pour protéger les connaissances indigènes." D'autres initiatives sont prévues, notamment une série de missions d'inspection dans différentes parties du monde, des projets-pilotes destinés à améliorer la documentation sur les connaissances traditionnelles, et l'exploration de voies par lesquelles les technologies de l'information pourraient contribuer à la protection et à la conservation des connaissances traditionnelles.

Au cours de la réunion, certains leaders indigènes affirmèrent clairement que les formes actuelles de DPI sont tout à fait inacceptables car elles servent les intérêts du Nord, particulièrement ceux des entreprises transnationales. Comme Lars Anders Baer du Conseil Saami de Scandinavie l'a fait remarquer au cours de la table ronde, "On observe une tendance croissante des gouvernements nationaux à travailler pour les intérêts des sociétés multinationales et contre leurs propres populations, en particulier contre les peuples indigènes". Il a ajouté que " les intérêts commerciaux violent très souvent les droits de propriété intellectuelle indigènes. Bien que de telles violations ne constituent pas une infraction formelle à des standards écrits, vu que ni la législation nationale ni les standards internationaux ne reconnaissent les droits des peuples indigènes, ces entreprises n'en restent pas moins soumises au droit traditionnel indigène. Ce fait ne peut plus être ignoré, ni par les gouvernements, ni par les Nations unies, ni par les entreprises. " Antonio Jacanimijoy, de la Coordination des organisations des peuples indigènes du bassin de l'Amazone (COICA) a ajouté: "nous ne pouvons continuer à mettre en oeuvre et à promouvoir un système de propriété intellectuelle qui reconnaît les contributions de certains mais pas d'autres, creusant davantage le fossé entre les riches et les pauvres. Un tel système est fondé sur l'injustice. Il n'est donc pas tenable et doit être modifié".

En même temps, des leaders ont fait valoir que l'OMPI pourrait avoir un rôle à jouer dans l'établissement de formes de DPI alternatives. Certains groupes indigènes et communautés locales pensent que le renforcement des DPI est inévitable et qu'ils n'ont d'autre choix que de tenter de tirer le meilleur parti possible d'un mauvais système, et d'en tirer au moins certaines compensations et la reconnaissance de leur propriété intellectuelle. Plusieurs participants à la table ronde émirent des suggestions sur le rôle possible de l'OMPI dans ce processus. Ceux qui soulevèrent cette question semblaient s'accorder sur le fait que les projets de solutions pour des systèmes sui generis ne seraient pas viables, et que ceux-ci devraient être élaborés conjointement par les gouvernements, les groupes indigènes et les communautés locales pour s'adapter à la complexité culturelle, environnementale et économique particulière à chaque pays. Selon Jacanimijoy, " la mise en oeuvre d'un système sui generis efficace et équitable … est de la responsabilité des Etats. Nous pensons cependant qu'il est important de formuler des principes et des lignes de conduite au niveau international pour faciliter le processus. " Erica-Irene Daes, présidente du Groupe de travail des Nations unies sur les populations Indigènes, estime que l'OMPI pourrait jouer un rôle dans le renforcement des institutions nationales en ce qui concerne la conception d'arrangements pratiques spécifiques avec les communautés locales.

Certains leaders indigènes ont pressé l'OMPI de mener davantage de recherches pour comprendre la complexité des concepts légaux des peuples indigènes. Comme Baer l'a fait remarquer, " le fait que des concepts légaux indigènes, et particulièrement la notion de droits collectifs, peuvent constituer un défi pour les régimes légaux existants ne justifie pas la non-implication d'organisations gouvernementales ou intergouvernementales telles que l'OMPI. " L'OMPI a peu d'expérience en ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle non occidentaux et elle n'a pas prouvé qu'elle souhaitait de relever ce défi, ou même, qu'elle en était capable. Julian Burger du Centre pour les droits de l'homme des Nations unies admet que la protection des connaissances indigènes présente des défis intellectuels majeurs pour les juristes de l'OMPI, mais il reste confiant dans les capacités de l'OMPI, si elle prend cette mission au sérieux.

Pourtant, beaucoup de leaders et d'observateurs indigènes n'espèrent pas grand chose de l'OMPI quant à sa capacité et sa volonté de trouver une solution à la question des connaissances indigènes, en tout cas une solution qui établirait un système correct et équitable au service des besoins et des droits des "nouveaux bénéficiaires". Certains problèmes sont liés au positionnement et aux ambitions politiques de l'OMPI, à sa mission globale, et à ses compétences pour entreprendre cet ambitieux projet. D'autres estiment que les DPI occidentaux sont par définition incompatibles avec la vision du monde et la façon de vivre de nombreux peuples indigènes. Selon eux, aucune "consultation" ne pourrait changer ce fait. GRAIN exprime également de sérieuses inquiétudes quant à la nouvelle initiative de l'OMPI, celles-ci sont résumées ci-dessous.

1) Imposer les DPI ?

Le Directeur-Général de l'OMPI, Kamil Idris, aime à décrire le rôle de l'OMPI comme "protectrice de la créativité humaine". Pourtant, Richard Owens, chef du GIPID, parle ouvertement la façon dont le nouveau programme imposera les DPI "dominants" aux "nouveaux bénéficiaires ". Ce qui est très différent. Mais même la définition d'Idris est trompeuse. L'OMPI utilise le mot "protection" comme le fait l'OMC, c'est-à-dire dans le sens de la protection des détenteurs des monopoles plutôt que de celle du bien commun. Comme Liz Hosken de la Fondation Gaia au Royaume-Uni l'a fait remarquer, " l'idée de la "protection" par DPI du patrimoine commun séduira suffisamment de gens ambitieux ou naïfs pour légitimer les DPI et préparer ainsi le terrain pour l'ADPIC."

Il semble que même si la vision d'Idris correspond à une approche plus révolutionnaire de la propriété intellectuelle (comme le clament certains défenseurs de l'initiative), l'OMPI est institutionnellment coincée dans le système des DPI traditionnels. Le fait que Owens admette sans honte que l'OMPI promeut les DPI à ces nouveaux groupes prouve que ces derniers ne vont pas recevoir une information objective et équilibrée provenant de sources contradictoires. D'où l'objectif explicite des missions d'inspection "d'explorer et d'identifier les besoins, les droits et les attentes des détenteurs des savoirs et des innovations traditionnelles en matière de propriété intellectuelle. "

Cette approche ne constitue pas une grande surprise, car la mission de l'OMPI est clairement établie comme étant "la promotion des droits de propriété intellectuelle partout dans le monde." Après tout, 80% des fonds limités de l'OMPI (150 millions de FS ou 108 millions de $US) proviennent de cotisations perçues auprès des utilisateurs privés des services d'enregistrements internationaux que l'organisation fournit. Pour ce programme, l'OMPI dispose d'un budget impressionnant, qui lui permettra d'utiliser toutes sortes de tactiques pour vendre son idée. Des groupes peu familiarisés avec les problèmes de DPI risquent réellement de se laisser séduire par les promesses de récompenses financières et autres, sans réaliser pleinement les implications d'un tel système. Comme des groupes indigènes déclarèrent âprement lors de la réunion de la CDB en 1995, " Une consultation n'est pas une consultation tant qu'elle ne s'effectue pas entre des partenaires égaux. "

2) L'OMPI peut-elle voir plus loin que le brevet ?

Il s'agit là d'une des questions les plus importantes: l'OMPI agit-elle simplement comme la main exécutante de l'OMC, ou est-elle ouverte au développement d'alternatives créatives pour la protection des connaissances indigènes ? L'OMC défend les brevets et si le Nord l'emporte en imposant l'ADPIC, les brevets pourraient être la seule protection de DPI disponible pour les pays du Sud. Les conséquences en seraient désastreuses pour les gouvernements du Sud et pour la société toute entière, et tout spécialement pour les communautés locales et indigènes.

Les concepts occidentaux de propriété et d'innovation sur lesquels les brevets sont basés sont totalement incompatibles avec la façon dont les peuples indigènes et les communautés locales envisagent ces questions. Les brevets sont monopolistiques et sont conçus pour récompenser la créativité individuelle. Ils sont "privés" par nature, empêchant à tous, sauf au propriétaire du brevet, d'accéder à l'innovation ou à utiliser la connaissance. Au contraire, au niveau local, la plupart des systèmes de connaissances sont de nature collective et dépendent de l'échange constant des savoirs et des ressources, selon les croyances et les pratiques traditionnelles. Beaucoup de peuples indigènes et de communautés locales considèrent la biodiversité et les connaissances qui y sont liées comme un patrimoine collectif plutôt que comme une propriété privée. Ce patrimoine provient des générations précédentes et les communautés ont la responsabilité de le développer et de le remettre aux générations futures. Pour beaucoup de peuples indigènes et de groupes locaux, l'idée même que des être humains puissent se dissocier de la nature en "possédant" d'autres parties du monde naturel est inacceptable, et même blasphématoire. Toute privatisation de type occidental de ces systèmes délicats de connaissances locales par des DPI ou autres mettent en danger ces derniers, plutôt que de les protéger ou de les promouvoir.

La question est alors de savoir si l'OMPI est capable de se montrer suffisamment créative et courageuse pour remettre en question certains fondements de l'accord ADPIC et voir plus loin que les DPI pour promouvoir et protéger les connaissances indigènes et la diversité biologique.

3) La question de la consultation

Le programme de l'OMPI en ce qui concerne la consultation des "nouveaux bénéficiaires" consiste en sept missions d'inspection prévues avant fin 1999. Ces missions ont pour objectif " d'explorer et d'identifier les besoins, les droits et les attentes des détenteurs des connaissances et des innovations traditionnelles en matière de propriété intellectuelle, de façon à promouvoir la contribution du système de propriété intellectuelle à leur développement social, culturel et économique."

Le premier problème posé par ces missions (et en fait, par l'initiative de l'OMPI dans son ensemble), est lié à leur objectif réel. Il suppose que les détenteurs des connaissances traditionnelles ont besoin de la propriété intellectuelle, et que les DPI – adaptés ou non – peuvent contribuer à leur développement. Il semble n'y avoir ici aucune ouverture pour explorer le large spectre des incitations nécessaires à la promotion et à la protection des innovations locales ou pour remettre en question la pertinence ou l'impact des DPI sur de telles innovations.

Deuxièmement, cette initiative suppose que les détenteurs de savoirs traditionnels ont besoin de DPI de type occidental et peuvent émettre des suggestions sur la façon de les améliorer. Les systèmes occidentaux de DPI sont un produit de la culture industrielle. Ils sont régis par des principes qui sont sans fondements dans les cultures de nombreuses communautés locales. Les missions d'inspection de l'OMPI cherchent des réponses à des questions du type: "Où le système actuel des DPI rencontrera-t-il les besoins et les attentes des personnes interrogées ("les informants") en ce qui concerne les connaissances traditionnelles ? " ou " Comment ces "informants" classent-ils et distinguent-ils les différents organisations liées aux connaissances traditionnelles pour lesquelles ils ont besoin d'une protection par DPI ? " Cela a fait réagir Tewolde Egziabher, leader éthiopien et l'un des principaux négociateurs africains à la Convention sur la diversité biologique (CDB) et à l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'Agriculture (FAO), qui a déclaré: "Attendre des "informants" qu'ils répondent à de telles questions revient à demander à d'anciens athlètes olympiques ce qu'ils pensent des règles du cricket. Ce ne sont tout simplement pas les bonnes questions. "

On voit difficilement comment de telles visites éclairs donneront lieu à une consultation adéquate qui permettra aux officiels de l'OMPI de vraiment comprendre les inquiétudes et les perspectives des peuples indigènes, d'autant plus que l'OMPI n'a aucune expérience de travail avec les ONG ou les peuples indigènes. Ces inquiétudes semblent d'ailleurs se vérifier. La mission d'inspection en Afrique de l'Est et du Sud est déjà terminée – lors d'une visite en coup de vent de 18 jours par deux juristes de l'OMPI en Tanzanie, en Ouganda, en Namibie et en Afrique du Sud. En Afrique du Sud, l'équipe de l'OMPI a rencontré un seul groupe de "nouveaux bénéficiaires", passant en tout et pour tout une après-midi avec la communauté San. C'est juste le temps nécessaire de descendre de la jeep pour prendre une tasse de thé, mais c'est nettement insuffisant pour apporter des réponses aux questions complexes de l'OMPI.

Rachel Wynberg, de Biowatch South Africa, a participé à une réunion initialement prévue pour les parlementaires d'Afrique du Sud. Peu de personnes y assistèrent et les officiels de l'OMPI ne se montrèrent pas très intéressés à débattre des différentes questions. Ils admirent que leurs visites étaient de très courte durée et qu'ils ne pouvaient prétendre à un panorama complet de la situation. Mais ils espéraient obtenir une "image" des principaux acteurs impliqués dans les différentes régions, tels les départements gouvernementaux, l'industrie, les ONG, et les communautés. De nouveau, sur une telle base, il est impossible d'atteindre les objectifs des missions d'inspection. Wynberg en a conclu que, " le plus dérangeant de tout était que les communautés n'aient été impliquées dans le processus que "pour la forme" … Pour établir un dialogue efficace, équitable et objectif, un processus substantiel de sensibilisation et d'information des détenteurs de connaissances traditionnelles est absolument fondamental. " A moins que l'OMPI ne commence à envisager sérieusement le processus de consultation et ne fournisse des informations équilibrées, au lieu de la désinformation ou de l'absence d'information, elle sera soupçonnée de violer la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur les peuples autochtones et tribaux.

Après avoir assisté à une des réunions en Namibie, Cyril Lombard du CRIAA, une ONG namibienne qui travaille avec des communautés locales, a souligné un autre défaut dans l'approche de l'OMPI. " Quoi qu'ils affichent haut et fort leur volonté de travailler avec les ONG et les organisations des communautés, il devient évident que cette volonté reste à un niveau superficiel dès qu'ils passent aux questions pratiques. C'est parce qu'ils sont responsables vis-à-vis des gouvernements nationaux … qui doivent expliquer à quoi l'argent est dépensé. Ici, en Namibie, nous pouvons imaginer un millier de conflits possibles, spécialement avec les San et leur système d'héritage." Comme dans la plupart des pays, les tensions entre le gouvernement et les peuples indigènes sont considérables, les gouvernements peuvent activement empêcher l'OMPI d'interagir avec les groupes indigènes. Le Brésil a déjà refusé que la mission prévue ne se réalise.

4) Affaiblir la CDB

Le secrétariat de la CDB a discuté avec l'OMPI de la manière dont elle pouvait aider à respecter l'article 8j de la CDB sur les droits des communautés locales et indigènes. Sur le papier, le programme des "nouveaux bénéficiaires" s'inscrit dans les termes de la CDB, mais on ignore comment ceci sera traduit dans la réalité. Un des problèmes potentiels est l'influence de l'OMC sur l'OMPI. En effet, il y a un conflit fondamental entre les objectifs de la CDB et l'ADPIC. L'ADPIC exige des droits de monopole sur la biodiversité et la privatisation de celle-ci, tandis que la CDB reconnaît l'importance des droits collectifs, du libre accès et du partage des bénéfices. L'OMC, dominée par les Etats-Unis, bafoue tous les traités environnementaux et pousse pour que le libre marché (via un système de brevets global et harmonisé) devienne le premier commandement de la conduite globale. L'OMPI semble plus ouverte que l'ADPIC dans son approche des DPI. Mais comme l'OMC utilise des tactiques musclées impressionnantes dans tous les domaines où il opère, l'OMPI va très probablement tomber sous son emprise.

En se rangeant du côté de l'OMC, il peut être difficile pour l'OMPI de collaborer avec la CBD. Dans ce cas, l'interférence de l'OMPI risque alors de saboter toute tentative de la CDB de développer des formes alternatives aux DPI pour la protection des connaissances et des ressources indigènes. On craint également que l'OMPI ne veuille élargir l'article 8j aux DPI, facilitant ainsi le processus de l'ADPIC. Il s'agit peut-être là de l'enjeu des nombreux pourparlers en cours dans les cercles intergouvernementaux pour " harmoniser " la CDB avec l'ADPIC. D'un autre côté, les appels en faveur de la primauté de la CDB sur l'ADPIC sur les matières relatives à la biodiversité se multiplient. Plutôt que "d'harmonie", on peut parler de conflit clair entre l'ADPIC et la CDB (voir encadré).

CDB et ADPIC: Le désaccord

CDB

ADPIC

Le conflit

Les États ont des droits souverains sur leurs ressources biologiques. Les ressources biologiques devraient être sujettes aux DPI privés. Les licenses obligatoires auxquels on fait appel pour protéger l'intérêt national, devraient être restreints. La souveraineté nationale implique le droit d'interdire les DPI sur les formes vivantes. L'ADPIC exige des DPI sur les formes vivantes.
L'utilisation ou l'exploitation des ressources naturelles et les connaissances, les innovations et les pratiques qui en découlent, doivent donner lieu à un partage équitable des bénéfices. Les brevets doivent s'appliquer à toutes les technologie, incluant celles relatives à l'utilisation des ressources biologiques. Rien n'est prévu en ce qui concerne le partage des bénéfices entre les détenteurs de brevets et le pays d'origine du matériel duquel provient l'invention. La CDB donne aux pays une base légale pour exiger un partage des bénéfices. L'ADPIC nie cette autorité légale.
L'accès aux ressources biologiques exige le consentement préalable du pays d'origine. Elle exige aussi "l'accord et la participation" des communautés locales. Aucune disposition n'exige un consentement préalable pour l'accès aux ressources biologiques qui pourraient éventuellement être "protégées" par DPI. La CDB donne aux États la responsabilité légale de réduire la biopiraterie en exigeant le consentement préalable. L'ADPIC ignore cette autorité et favorise donc la biopiraterie.
Les États doivent prendre en charge la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité dans l'intérêt commun de l'humanité, en tenant compte de tous les droits sur les ressources biologiques. La protection de la santé publique, de la nutrition et de l'intérêt public en général, seront soumis aux intérêts privés des détenteurs de DPI comme reflété dans les dispositions de l'ADPIC. La CDB place l'intérêt public et le bien commun au-delà de la propriété privée et des intérêts particuliers. L'ADPIC fait exactement l'inverse.
Source: Adapté de "ADPIC contre CDB", tiré du Commerce Global et Biodiversité en Conflit de Gaia/GRAIN, n°1, avril 1998, www.grain.org/fr/publications/num1.htm

5) Zèle missionnaire

L'enthousiasme en faveur du programme des "nouveaux bénéficiaires" provient du directeur général de l'OMPI, Kamil Idris, pour qui les DPI , " protecteurs la créativité humaine ", devraient être rendus disponibles dans tous les secteurs de la société. Cette idée fut bien reçue par certains groupes indigènes et par d'autres entités comme le Centre pour les droits de l'homme des Nations unies, qui demande à l'OMPI de relever ce défi depuis plusieurs années. Pourtant, le caractère altruiste du programme et le zèle missionnaire avec lequel il a été promu rappellent certaines périodes de l'histoire. Comme Liz Hosken de la Fondation Gaia le fait remarquer, " c'est la volonté des missionnaires à promouvoir le christianisme à de "nouveaux bénéficiaires" qui a détruit les pratiques traditionnelles et la cohésion sociale, ouvrant ainsi la voie aux conquistadores qui ont revendiqué des droits sur les terres ancestrales des populations locales. " Elle fut aussi une bonne excuse pour le génocide, la dévastation environnementale et la destruction de la diversité culturelle.

Le langage utilisé par l'OMPI est trompeur et dangereux. La description de son programme sur les "questions globales sur la propriété intellectuelle" tombe dans le lyrisme quand elle en arrive à la question des DPI: " … l'omniprésence de la propriété intellectuelle dans le tissu même des activités et des aspirations humaines et le caractère universel des DPI plaident en faveur de l'exploration de nouvelles voies qui permettront au système de propriété intellectuelle de servir de moteur à un progrès social, culturel et économique pour les diverses populations du monde. " Cette description est l'antithèse de ce que les DPI ont réellement à offrir. Nulle part il n'est suggéré que les DPI ne puissent œuvrer contre les intérêts des "nouveaux bénéficiaires", ou qu'ils ne servent davantage à nourrir les comptes des entreprises que les coffres des communautés. Il n'est repris nulle part que fondamentalement, les DPI sont au service des grands et des puissants et au détriment des petits et des vulnérables. Il est extrêmement difficile d'imaginer comment la majorité des communautés pourrait trouver l'expertise et l'argent nécessaires pour entrer dans le système et pour se défendre une fois qu'elles y seront, alors que beaucoup de petites entreprises du monde industrialisé éprouvent déjà d'énormes difficultés à le faire (voir encadré).

Payer le prix de la protection

La Fondation Gaia au Royaume-Uni fut récemment contactée par une ONG namibienne qui cherchait la meilleure façon de protéger les utilisations actuelles et potentielles d'une plante locale. Plus ils se penchèrent sur la question, plus l'idée du brevet devenait absurde. A présent, les brevets ressortissent principalement au droit national. Par exemple, un brevet aux Etats-Unis protège uniquement contre des infractions commises aux Etats-Unis. Pour une protection maximale, il faut donc obtenir des brevets qui couvrent une large gamme d'utilisations potentielles et dans autant de pays que possible. Comme le respect des brevets relève des tribunaux civils, les frais de justice incombent exclusivement au détenteur du brevet. De plus, il incombe également au détenteur de prouver que son brevet a été enfreint. Certains coûts très approximatifs de la protection par brevets dans des pays choisis sont résumés ici.

Préparation de la demande de brevet : 10-20.000 $ (USA), 1.600 $ (Royaume-Uni), 2.800-4.300 $ (Australie), 2.400-3.000 $ (brevet européen).

Tarif officiel : 350 $ (Royaume-Uni), 4.500 $ (10 pays européens), 500 $ (Australie), 3.000 $ (10 pays, (via le Traité sur la coopération en matière de brevets de l'OMPI- PCT), excluant les frais additionnels d'examen nationaux et internationaux. Comme la Namibie n'est pas signataire de la Convention, ce traité ne comptait pas parmi les option possible dans ce cas.

Frais de traduction: (pour une moyenne de 25 pages par brevet): environ 1.000 $ par langue traduite.

Frais de mise à jour (coûts annuels pour une couverture de 20 ans): 5.300 $ (Royaume-Uni), 5.260 $ (France)

Frais de protection et de récusation : ils sont très variables et difficiles à prévoir. Un observateur industriel américain a estimé les coûts de protection pour la durée de vie d'un brevet à 250.000 $. D'autres ont été jusqu'à donner le chiffre d'1 million de $ pour un simple litige aux Etats-Unis et de 600.000 $ en Europe. La Fondation internationale pour l'avancement rural (RAFI) a déjà dépensé 50.000 $ pour la récusation du brevet sur le soja transgénique de Monsanto dans un certain nombre de pays. RAFI a également découvert que pour contester la validité de certificats d'obtention en Australie, elle devrait dépenser plus de 50.000 $ pour le simple dépôt d'une plainte officielle, sans compter les frais de préparation, de présentation et défense de leurs objections.

Coût total : On peut estimer le coût de tout ce qui précède pour 10 brevets couvrant une simple invention dans 52 pays à 472.414 $ - presque un demi-million de dollars !

Au vu de ces chiffres, il est clair qu'une communauté en Namibie ne peut pas se payer le luxe de sauter dans le monde des brevets. Les coûts liés au dépôt des brevets sont du domaine des riches et des puissants. Les brevets sont spécifiquement destinés à la protection des investissements pour le développement de nouveaux produits, et ne se justifient sur le plan économique que s'ils sont utilisés pour protéger un objet qui dispose d'une valeur commerciale. Recourir aux brevets pour protéger la plante namibienne n'a aucun sens.

Source: Gaia; rapport OCDE: OCDE/GD(97)210; Erwin Berrier, Global patent costs must be reduced, Journal of Law and Technology, Vol. 36, Oct-Dec 1996.

 

Conclusion

Historiquement, les gouvernements du Sud et les ONG ont préféré l'OMPI aux institutions plus dominatrices dirigées par le Nord, comme l'OMC. Mais les peuples indigènes, les communautés locales autres ONG devraient agir avec la plus grande prudence dans leurs transactions avec le programme des "nouveaux bénéficiaires" de l'OMPI. Les réactions à la première mission d'inspection n'inspirent pas confiance quant à la volonté ou à la capacité de l'OMPI à réellement s'atteler au problème des DPI tel qu'il se pose au niveau des peuples indigènes et des communautés locales. Les groupes concernés devraient ouvrir l'œil et saisir toutes les occasions possibles pour faire connaître leurs inquiétudes à l'OMPI (voir encadré).

L'OMPI vous rend visite

Nullement découragé par l'énormité de sa tache, Richard Owens, chef de la "Division des questions globales de propriété intellectuelle" (GIPID) est enthousiaste à l'idée de rencontrer davantage de groupes de "nouveaux bénéficiaires" dans le cadre du programme. Les missions d'inspection en Afrique de l'Est et du Sud et en Asie du Sud (Inde, Sri Lanka et Bangladesh) sont déjà terminées. La mission d'inspection en Amérique du Nord est prévue du 1er au 24 novembre de cette année, et des missions sont prévues pour l'Amérique centrale, les Caraïbes, l'Amérique du Sud et l'Afrique de l'Ouest en 1999.

Les groupes qui souhaitent suivre l'initiative de l'OMPI ou y participer peuvent contacter Richard Owens (voir ci-dessous) pour connaître les dates de la présence de l'OMPI dans leur région. Vous pouvez également alerter d'autres groupes et ONG de votre région qui pourraient ne pas être au courant de telles activités.

Pour de plus amples informations sur le programme des missions d'inspection, contactez Richard Owens, responsable des Questions globales de propriété intellectuelle, OMPI (Suisse). Tél: (41-22) 338 93 19. Fax: (41-22) 338 81 20. Email: [email protected]

Pour de plus amples informations sur la mission d'inspection en Afrique du Sud, contactez Rachel Wynberg à Biowatch South Africa. Tél: (27-21) 788 76 77. Fax: (27-21) 788 91 69. Email: [email protected]

Pour contacter Gaia, tél: (44-171) 435 50 00. Fax: (44-171) 431 05 51. Email: [email protected]

Même avec les meilleures intentions (qui ne sont d'ailleurs pas évidentes actuellement, si ce n'est quelques affirmations "politiquement correctes" du directeur général Kamil Idris et quelques rhétoriques poétiques dans les documents du programme), l'OMPI dispose de peu d'espace politique pour promouvoir des alternatives aux formes existantes de DPI. Avec l'OMPI courbant l'échine, les pressions politiques de l'UPOV et les propres ambitions de l'OMPI, il est difficile de voir comment le programme des "nouveaux bénéficiaires" peut réellement s'en démarquer. Il est assez probable qu'il fera beaucoup plus de tort que de bien en préparant le terrain pour l'ADPIC et en écrasant les initiatives plus sincères (comme celles de la CDB et la FAO) de s'attaquer à la question critique des droits sur les ressources biologiques.

GRAIN aimerait remercier Liz Hosken, de la Fondation Gaia, pour son apport important à la réalisation de cet article.

 

Sources principales:

  • Différents articles des Débats de l'OMPI sur la Propriété Intellectuelle et les Peuples Indigènes, Genève, 23 et 24 juillet 1998. Disponible sur le site Web de l'OMPI, www.wipo.int/fre/main.htm
  • Document de l'OMPI n° A/32/2 WO/BC/18/2, Questions Globales de Propriété Intellectuelle
  • OMPI (1998), Communication du secrétariat de la CDB, 22 juillet 1998, WT/CTE/W/92
  • Communications personnelles de Liz Hosken et Helena Paul, Fondation Gaia; de Rachel Wynberg, Biowatch; de Richard Owens, OMPI; de Tewolde Egziabher; de Cyril Lombard, CRIAA; du Prof. Ekpere, OUA.

Traduit de l'anglais par Nathalie Talmasse avec l'assistance d'Isabelle Delforge.

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Author: GRAIN
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