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Entretien avec le professeur Johnson Ekpere

by GRAIN | 1 Jul 2003

On assiste à une énorme pression sur l'Afrique pour qu'elle ait recours au génie génétique pour résoudre ses problèmes de production alimentaire. Qu'en pensez-vous?

La pression pour accepter les biotechnologies est forte de la part des pays qui ont de gros intérêts dans cette industrie. Cela se manifeste de différentes manières, aux niveaux politique, économique et scientifique. La pression politique est la plus forte – accepter les biotechnologies est maintenant souvent une condition requise pour obtenir une aide financière. Mais la plupart des pays africains disposent de suffisamment de technologie pour s'occuper des problèmes alimentaires auxquels ils ont à faire face. Si ces technologies étaient mises en Âœuvre par ne serait-ce que la moitié des agriculteurs de ces pays, leurs problèmes de sécurité alimentaire seraient résolus. Si les pays voulaient bien mettre leur argent dans des projets de recherche agricole et dans l'extension des services au lieu de les mettre dans l'armement, ils ne seraient pas dans cette situation de déficit alimentaire actuellement. Tout est une question de priorité et d'intention. Les Instituts internationaux de recherche agricole débordent de variétés à haut rendement pour le maïs, le manioc, le riz, les ignames et les pommes de terre. Au Libéria, le Centre africain pour le riz vient juste de développer une nouvelle variété de riz (Nerica) [1] qui peut potentiellement révolutionner la production si seulement il pouvait être proposé aux agriculteurs et adapté par eux. Mais peu de personnes parlent du riz Warda, si ils faisaient la promotion des technologies existantes comme ils font celle des cultures génétiquement modifiées, on pourrait accomplir beaucoup plus de choses.

Quelles sont les conséquences de la pression internationale qui existe pour transférer les financements de la recherche-développement agricole du secteur public au secteur privé en Afrique ?

Pour la plupart des pays sub-sahariens en Afrique, il serait suicidaire de transférer les financements destinés à la recherche-développement agricole du secteur public au secteur privé. Parce que le secteur de la recherche-développement privé est un secteur à but lucratif pour lequel le développement est secondaire, et les entreprises se fichent complètement du sort des petits agriculteurs. L'agriculture industrielle ne pourra qu'aggraver la situation de pauvreté de ces agriculteurs, dont beaucoup ont déjà recours au bêchage / nettoyage des caniveaux dans les villes pour subsister, et cela s'ajoutera aux problèmes déjà existants de malaise social, de criminalité et de déplacement. La sécurité alimentaire domestique doit être l'objectif du travail avec les petits agriculteurs. Si vous leur enlevez leurs ressources alimentaires et si le secteur privé contrôle non seulement leurs semences mais aussi leur terre, alors le système entier s'écroule.

J'ai été formé aux Etats-Unis. Je me souviens encore des cours que j'ai suivis en licence à l'Université d'Etat de Madison dans les années 60. Je me rappelle que, quelques années après mon diplôme, de nombreux agriculteurs aux Etats-Unis ont fait faillite à cause de l'orientation vers l'agriculture industrielle. Et c'était dans un pays où moins de 20% des agriculteurs étaient de petits agriculteurs. Imaginez ce qui pourrait se produire dans des pays africains où il y a 70 à 80% de petits agriculteurs. Si ils perdent leurs moyens de subsistance, rien ne peut les remplacer. Si il doit y avoir une recherche financée par le secteur privé, que ce soit fait par les pays qui en ont la capacité, sans le faire aveuglément mais pour des cultures particulières qui apportent des avantages relatifs. Déclarer unilatéralement que la meilleure chose à faire pour les pays africains est de privatiser la recherche c'est ouvrir la porte au problème le plus grave que les pays d'Afrique sub-saharienne auront à affronter dans les années à venir.

Je ne m'inquiète en fait pas trop au sujet de l'introduction par les firmes des produits génétiquement modifiés si Afrique se dote de réglementations adéquates en matière de biosécurité et si leurs produits sont étiquetés. Je sais que ces firmes feront faillite. Laissons-les venir, et vendre leurs fruits, leurs arbres et leurs cultures transgéniques, et voyons ce que cela donne. Mais qu'on ne se serve pas des financements publics pour le faire, et qu'on n'utilise pas l'argent de l'Etat pour mettre en place des politiques de soutien aux produits transgéniques.

Mais que pensez-vous de la puissance de la propagande des lobbies de la biotechnologie et du fait que les agriculteurs veuillent absolument croire que ces technologies fonctionneront ?

C'est là le risque. Certaines de ces firmes ont des budgets de promotion qui dépassent de loin les budgets nationaux de beaucoup de pays africains. Mais la Révolution verte a échoué à résoudre les problèmes alimentaires de l'Afrique parce qu'elle était mal conçue au départ. En tant que diplômé en agronomie, je sais que la monoculture ne peut pas marcher sur ce continent, mais peu de personnes veulent le comprendre, même pas nos propres ministres de l'agriculture. De la même façon, le concept de manipulation génétique mourra de mort naturelle, parce qu'il n'est pas fondé sur les besoins des petits agriculteurs africains. Si on peut faire quelque chose, cela doit être fait avec ceux qui ont les compétences techniques pour aider l'agriculteur africain.

Les gens disent en tous cas que ces cultures génétiquement modifiées peuvent nourrir le monde . Mais les semences transgéniques représentent seulement un élément d'un système de production complexe. Nous devons en étudier toutes les autres composantes. Le système du Groupe consultatif (CGIAR : Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale), basé en partie sur la Révolution verte, a engendré un certain nombre de problèmes pour les agriculteurs. Mais il a contribué à développer des technologies que les systèmes de Recherche agricole nationale ont adoptées pour adapter les semences aux environnements locaux. Si nous poursuivons ce processus - correctement - et travaillons avec les agriculteurs, on pourra faire beaucoup. Les centres CG ont développé des technologies qui pourront mieux servir les besoins des agriculteurs que les cultures génétiquement modifiées.

Comment voyez-vous l'avenir ?

Lorsque nous avons terminé la Loi modèle, nous sommes partis sur le besoin de mieux faire comprendre la loi et ce à quoi elle pourrait aboutir. Cela était nécessaire parce qu'à chaque étape du processus on me disait que je m'étais embarqué dans la coordination d'un travail inutile, et que tout ce que j'avais obtenu de la part des juristes et des scientifiques ne verrait jamais le jour. Mais cela a marché. Ce qu'il faut faire maintenant au-delà de l'adoption de la Loi modèle c'est de mettre un place un programme de popularisation [de cette Loi] afin de s'assurer que beaucoup plus de responsables politiques, de scientifiques, de chercheurs en sciences sociales et d'agronomes puissent en prendre connaissance et la mettre en oeuvre. Mais cette période a coïncidé avec le moment où l'OUA se restructurait, ce qui était le moment idéal pour détruire un travail bien fait. C'est ainsi qu'aucun suivi pour assurer sa promotion n'a pu se faire - sauf à un niveau individuel et au coup par coup . J'aurais préféré voir ce document discuté aux niveaux nationaux et au niveau du Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique [2]. Les deux Lois modèles doivent être étudiées en parallèle avec ce qui est dit par les industries s'occupant de sciences du vivant, ce qui entraînera les mêmes pressions extérieures auxquelles les pays africains ont eu à faire face dans les années 50 et 60 et qui ont créé le fardeau de la dette qui est le problème le plus grave actuellement. Les firmes veulent y rajouter un fardeau technologique , ce qui serait un désastre. Les gens ici doivent savoir ce que c'est que l'aide alimentaire, ce qu'est le Programme alimentaire mondial, les avantages qu'il y a à cultiver sa propre nourriture, et savoir ce qu'il faut faire en cas de sécheresse, etc. Le continent africain doit rechercher en lui-même les moyens de faire face à ces problèmes. Ce document peut contribuer à la réduction de la pauvreté et à la sécurité alimentaire.

L'éducation, les études universitaires et la recherche sont en train de décliner sur le continent. Très peu d'Africains discutent de ce problème. Une soit disant solution serait la privatisation de la recherche agricole, mais ce n'est pas vraiment une solution.

Ce continent a besoin de s'asseoir, de se regarder très attentivement et de se demander : « Où nous sommes-nous trompés et qu'est-ce que nous devons faire ? » Ici, les jeunes scientifiques sont en train de s'engager dans les nouvelles sciences émergentes. Je ne les blâme pas - si j'étais jeune, je ferais la même chose. Mais il y a d'autres chercheurs qui n'émigrent pas encore, qui sont bien informés et qui savent ce qui s'est passé il y a 15-20 ans avec la Révolution verte. Les gouvernements doivent rassembler ces personnes, leur donner les financements nécessaires et les inviter à trouver des solutions dans une période de temps limitée. Je parie qu'ils y parviendront. Et certains des jeunes scientifiques peuvent se rendre compte qu'ils se dirigent vers une impasse et pourront alors revenir pour contribuer à revigorer la recherche agricole dans ce continent. Nous sommes tous trop occupés à théoriser et trop peu mettent en pratique. La clé pour réussir est de construire à partir de ce qui existe ici, et non importer des pratiques scientifiques extérieures pour résoudre des problèmes principalement locaux. Je suis optimiste et je pense que cela peut se faire.

 

Johnson Ekpere est l'ancien secrétaire général de la Commission de Recherche, scientifique et technique de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA/ CRST). A ce poste de responsabilité, il a piloté le développement de deux Lois modèles africaines sur les droits des communautés et la biotechnologie, qui ont fait prendre conscience à un certain nombre de pays africains de l'impact que certains accords internationaux pourraient avoir sur les communautés et les pays africains. Agronome formé aux Etats-Unis, il a été pendant plusieurs années professeur d'Agriculture à l'Université de Ibadan au Nigéria. Aujourd'hui à la retraite, il continue d'agir en tant que consultant sur les questions agricoles et de droits touchant l'Afrique.

 

Les multinationales de l'agroalimentaire ne peuvent pas aider et n'aideront pas l'Afrique

L'investissement privé des entreprises internationales dans l'agriculture africaine s'est limité à l'installation de zones d'agriculture industrielle, ou de zones assurées de fournir des profits importants. La Banque Mondiale et d'autres financeurs et analystes suggèrent que la solution est de subventionner ces activités. [i] Cependant on a de bonnes raisons de croire que même avec un soutien de cet ordre, les grosses entreprises agroalimentaires ne contribueront pas aux variétés les mieux appropriées aux besoins des nombreux petits agriculteurs pauvres.

Aucun avantage ne pourra sortir des grosses entreprises de l'agroalimentaire à cause de deux contradictions inhérentes à leur organisation économique et à leurs motivations : 1) l'adaptation à des conditions ciblées d'un côté et à des économie d'échelle de l'autre ; 2) et la recherche de profits changeants s'opposant à un engagement pour réduire la pauvreté. Dans le premier cas, il est fort improbable que, vu la diversité des conditions physiques et socioéconomiques de l'agriculture en Afrique, les grosses compagnies à la recherche de profits développent des variétés spécifiques répondant aux besoins des agriculteurs. Presque toutes les compagnies travaillent uniquement avec des céréales hybrides (maïs, riz, ou sorgho), plutôt qu'avec des variétés à pollinisation croisée, ou aucune des nombreuses autres plantes cultivées (par exemple, le manioc ou le niébé) importantes pour les pauvres. Etant donné que cela coûte cher de développer les variétés spécifiques et de mener des transactions avec les agriculteurs dans les zones marginales, même les petites entreprises ne sont pas en mesure de les atteindre, car elles dépendent souvent des systèmes de distribution subventionnés à travers les services techniques nationaux. D'un autre côté, les compagnies suffisamment importantes pour couvrir des zones étendues ne peuvent pas répondre de manière adéquate aux besoins spécifiques de la majorité des petits agriculteurs. Par exemple, Pioneer, une des principales compagnies de l'agroalimentaire, travaille à l'extérieur des capitales africaines avec de gros agriculteurs industriels facilement accessibles. En Tanzanie, Pioneer a commencé à tester des maïs hybrides en 1993, mais n'en a commercialisé aucun à cause « du manque de circuits de distribution et d'une demande effective. » [ii] De plus, on assiste à une concentration croissante dans l'industrie agroalimentaire, Pioneer rachetée par Dupont,

Cargill's African operations par Monsanto, et Ciba Geigy ayant formé Novartis, de même quand Cargill devient l'actionnaire majoritaire de la Compagnie nationale de production de semences du Malawi [iii].

Deuxièmement, les compagnies de l'agroalimentaire, de par leur modus operandi (façon de fonctionner) n'entreprennent des activités que dans les zones où elles peuvent faire les profits les plus intéressants. Même si l'entreprise privée n'est certainement pas toujours en désaccord avec des objectifs agricoles sociaux et environnementaux, sélectionner des semences pour une agriculture durable et réduire la pauvreté ne représentent pas un marché suffisamment lucratif pour attirer les grosses entreprises de l'agroalimentaire. Tout ce que ces entreprises sont capables de faire, c'est d'éviter les coûts sociaux et environnementaux. Quand Cargill travaille dans les plantes alimentaires, elle se concentre, selon les principes habituels des milieux d'affaires, sur les hybrides non réutilisables pour des zones étendues d'agriculture industrielle situés sur des terres propices et bénéficiant de bons moyens de transport. Les entreprises sont prêtes à se désinvestir très rapidement lorsque les profits ne sont pas assez élevés. Pioneer est entré sur les marchés du sorgho au Soudan après que les périodes de sécheresse aient entraîné une forte hausse des prix des semences, mais a rapidement abandonné le pays lorsque les prix ont chuté. En 1993, dans l'impossibilité de réaliser des profits suffisamment rapidement, Pioneer a arrêté ses activités dans sept autres pays africains, renonçant à 54 millions de $ d'investissements dans la distribution de semences et la transformation des oléagineux [iv]. En raison de leur organisation et de leurs motivations, les grosses entreprises de l'agroalimentaire ne peuvent pas contribuer et ne contribueront pas au développement des variétés végétales destinées à l'agriculture durable et aux petits agriculteurs, malgré les démonstrations d'autosatisfaction peintes en rose que nous montrent périodiquement les campagnes de publicités abondamment financées.

Cet encadré a été tiré de l'ouvrage à paraître de A de Grassi et de P. Rosset, A New Green Revolution for Africa? Myths and Realities of Agriculture, Technology and Development (Une nouvelle révolution verte pour l'Afrique ? Mythes et réalités de l'Agriculture de la technologie et du développement) (Food First Books, 2004).

 

[1] Ce nouveau riz pour l'Afrique (NERICA) provient d'un croisement afro-asiatique. Son origine africaine fait qu'il étouffe les mauvaises herbes et qu'il résiste à la sécheresse, aux maladies et aux sols à problèmes. Il a aussi hérité d'une productivité plus élevée de son parent asiatique, et il est censé doubler la production « avec seulement quelques intrants ».

[2] Le Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique (NEPAD) a été mis en place en 2001 pour apporter des perspectives et un programme d'action pour le redéveloppement du continent africain basé sur les priorités de l'Afrique. Pour plus d'informations, consultez le site www.avmedia.at/nepad/

 

(Notes de l'encadré : I, II, III, IV)

[i] Bien que le processus de réforme des politiques (agricoles) ne soit certainement pas complet, on commence à admettre que ces seules réformes n'amèneront pas de réponse efficace et solide au problème de l'approvisionnement par le biais des commerçants et des transformateurs. Cela conduit les gouvernements et les financeurs internationaux à se diriger vers des mesures plus directes pour promouvoir le développement du secteur agroalimentaire privé. » Banque mondiale, “Promoting private agribusiness activity in Sub-Saharan Africa”, ( Promotion des activités agroalimentaires privées en Afrique sub-saharienne ) Findings, Africa Region 50, 1995.

[ii] J Rusike and CK Eicher, “Institutional innovations in the maize seed industry” ( Les innovations institutionnelles dans l'industrie des semences de maïs ) , In D Byerlee and CK Eicher (eds), Induced Innovation: Technology, Institutions and Development ( L'innovation provoquée : Technologie, institutions et développement ), Baltimore : Johns Hopkins Press, pp 358-408.

[iii] Pour deux exemples de rachat par Monsanto-Afrique du Sud, voir R Wynberg, La privatisation des moyens de survie : la commercialisation de la biodiversité en Afrique 2000, http://www.grain.org/briefings/?id=146.

[iv] Nigéria, Maroc, Côte d'Ivoire, Ethiopie, Soudan, Egypte, Zambie et Cameroun.

Author: GRAIN
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  • [1] http://www.avmedia.at/nepad/
  • [2] http://www.grain.org/briefings/?id=146.