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Des réponses technologiques à la malnutrition

by GRAIN | 1 Mar 2000

Des réponses technologiques à la malnutrition ?

 

SEEDLING, Mars 2000

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Quelques 40% de la population mondiale souffrent de carences en micro-nutriments. On nous promet aujourd'hui que le génie génétique apportera " la solution " à ce problème. La première génération d'aliments génétiquement modifiés se heurtant à une opposition croissante, le riz enrichi en vitamine A, ou riz doré, offre une occasion inespérée de redorer l'image des biotechnologies dans l'opinion publique. Non seulement il répondra à un problème global de santé publique, mais en plus il sera , selon les promesses, gratuit pour les agriculteurs. Monsanto a également mis au point une variété de moutarde enrichie en bêta-carotène qu'elle destine (gratuitement) aux cultivateurs pauvres du Sud. On s'intéresse de près à ces récoltes enrichies en nutriments, surtout dans la mesure où elles font la promesse que le génie génétique servira la cause humanitaire. Trop beau pour être vrai ? Des réponses techniques comme celle-ci ne feront que traiter les symptômes des carences en micro-nutriments et propageront le problème qui est dû à une baisse de la diversité des aliments produits et consommés.

En dépit de l'amélioration globale de l'approvisionnement en nourriture, la malnutrition et la faim restent parmi les problèmes les plus accablants auxquels la société est confrontée. La malnutrition due à des déficiences en vitamines spécifiques et en minéraux touche quelques 40% de la population mondiale, surtout les femmes et les enfants. Ironiquement, la plupart de ceux qui souffrent de carences en micro-nutriments vit en Asie du Sud, là où les sources en micro-nutriments, comme certains fruits et légumes, sont d'une très grande diversité.


La carence en vitamine A (CVA) est l'une des causes majeures de malnutrition liée à un manque de micro-nutriments dans les pays en développement. D'un point de vue historique, il a été prouvé que la vitamine A est capitale pour la prévention de la cécité. Plus récemment, son rôle pour lutter contre les infections a été mis en lumière. La vitamine A aide à prévenir des maladies telles que la diarrhée, les affections respiratoires, la tuberculose, la malaria, les infections ORL et contribue à empêcher la transmission du SIDA de la mère à l'enfant. Selon l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), environ 2.8 millions d'enfants de moins de cinq ans présentent une manifestation clinique grave de carence en vitamine A connue sous le nom de xérophtalmie. La preuve a été faite que la vitamine A pouvait réduire la mortalité infantile d'environ un tiers dans de nombreux pays en voie de développement. La CVA est considérée comme un problème grave de santé publique et plusieurs initiatives, ayant pour but d'éliminer la CVA en 2000, ont été prises à un haut niveau. Des progrès ont été faits, mais on est bien loin d'avoir atteint cet objectif.


La carence en un seul micro-nutriment est rare. Dans de nombreux pays, la malnutrition a des conséquences graves sur la santé quand elle provient de déficiences en zinc, en vitamines C et D, en folate, en riboflavine, en sélénium et en calcium ; en plus des trois micro-nutriments auxquels on accorde tant d'attention actuellement (la vitamine A, le fer et l'iode). On repère surtout la carence en vitamine A dans des contextes de pauvreté et de disparités sociales. On considère que c'est l'une des composantes -de moindre importance comparée aux autres- du syndrome de sous-nutrition. Dans ce contexte de carences nutritives multiples et d'interférences des substances nutritives, le recours à un seul élément nutritif pour combattre la malnutrition est donc dénué de sens.

La vitamine A ou rétinol se trouve essentiellement dans les aliments d'origine animale tels que le foie, le lait et les œufs. Les fruits et les légumes contiennent de la pro-vitamine A, comme le bêta-carotène et d'autres caroténoïdes, qui doivent être transformés en rétinol avant que le corps ne puisse les assimiler (voir exemples dans le tableau ci-dessous). Les causes de la carence en vitamine A chez l'enfant peuvent être attribuées à l'état de carence nutritionnelle dans lequel se trouvait la mère pendant la grossesse et l'allaitement ; ainsi qu'à la consommation insuffisante d'aliments riches en pro-vitamine A par l'enfant après le sevrage et ensuite. Une approche logique de la carence en vitamine A doit donc chercher à s'attaquer à ces causes plutôt que de compter sur des réponses technologiques. Fort heureusement, l'abondance d'aliments naturels dans le Sud devrait permettre de telles améliorations du régime alimentaire.


Contenu micro-nutritif des feuilles de Moringa comparé à d'autres aliments
(pour 100 g de la partie comestible)

Nutriments

Feuilles de Moringa

Autres aliments

Activité en vitamine A (mcg)

1130

Carottes :315

Vitamine C (mg)

220

Oranges : 30

Calcium (mg)

440

Lait de vache : 120

Potassium (mg)

259

Bananes : 88

Protéines (mg)

6700

Lait de vache : 3200

Source : C. Gopalan, et Al. (1994), Nutritive Value of Indian Foods, National Institute of Nutrition, India.


Des fermes, pas des pharmacies !

Pour pallier à la carence en vitamine A, trois mesures sont communément appliquées dans le monde : la complémentation, l'enrichissement et la diversification alimentaire. La plupart des stratégies reposent essentiellement sur des interventions sanitaires : en général, il s'agit, pour les enfants de moins de trois ans, de l'administration orale, à intervalles réguliers, d'une forte dose de vitamine A synthétique. L'Inde est le premier pays à avoir utilisé cette méthode à la fin des années 60. Ce qui devait, à l'origine, être une mesure à court terme pour l'amélioration diététique est en fait devenu l'axe central de nombreux programmes. L'UNICEF estime que la moitié des enfants qui risquent la déficience en vitamine A ont reçu au moins une dose de cette vitamine en 1998. En raison de la simplicité d'utilisation du complément alimentaire, les recherches ont été laissées de côté et la promotion de mesures diététiques est restée à l'arrière plan.


Cette méthode pharmaceutique de distribution de vitamine A synthétique a été largement critiquée, y compris par ceux qui l'ont instaurée. Après trente ans d'expérience en Inde, on peut citer un certain nombre de défaillances de cette stratégie: l'incapacité à corriger la carence en vitamine A (surtout chez les populations où les signes d'une déficience légère sont répandus), la durée de conservation limitée de la vitamine A et les problèmes logistiques pour assurer l'approvisionnement. Les programmes de complémentation sont souvent coûteux, non systématiques et leur champ d'application est limité. Les demandes pour une méthode d'approche alternative, qui s'attaquerait aux racines du problème plutôt que d'en traiter les symptômes, sont nombreuses. La Déclaration Mondiale et le Plan d'Action sur la Nutrition, adoptés par 159 pays lors de la Conférence Internationale sur la Nutrition organisée conjointement par la FAO et l'OMS en 1992, souligne que les stratégies pour combattre la malnutrition en micro-nutriments devraient : " s'assurer que la priorité est donnée à des stratégies durables qui se basent sur l'alimentation, surtout pour les populations déficientes en vitamine A et en fer, en favorisant les aliments locaux et en tenant compte des habitudes alimentaires spécifiques. "


L'enrichissement en vitamine A du beurre, de la margarine ou du sucre se pratique déjà dans certains pays. Cette méthode présente, elle aussi, des inconvénients. Bien souvent, l'enrichissement de la nourriture n'est réalisable que dans les pays qui ont des secteurs pharmaceutiques et alimentaires bien développés, efficacement contrôlés et réglementés. Comme la complémentation, l'enrichissement de la nourriture ne mène ni à une prise de conscience, ni au changement des habitudes alimentaires, et son impact se limite à ceux qui peuvent avoir accès à ces produits enrichis. La diversification alimentaire, à l'inverse, ne nécessite qu'un minimum d'intervention extérieure, elle encourage la consommation de toute une gamme de micro-nutriments autres que la vitamine A, elle est durable, elle encourage la communauté et l'individu à s'impliquer et elle peut même contribuer à stimuler l'économie locale.


La Révolution Verte : festin et famine


En Asie, la fréquence des carences en micro-nutriments dépasse maintenant très nettement la simple malnutrition protéinique et calorifique. Malgré l'amélioration considérable de l'approvisionnement en céréales, laquelle a favorisé la consommation croissante d'aliments riches en calories et en protéines, l'approvisionnement et la consommation d'aliments riches en micro-nutriments n'ont pas augmenté dans les mêmes proportions et ont, en réalité, le plus souvent, diminué. Seules trente plantes cultivées " nourrissent le monde ", fournissant 95% de l'énergie diététique et des besoins en protéines. Plus de la moitié provient uniquement du blé, du riz et du maïs. C'est pour cela que ces trois cultures ont servi de base à la Révolution Verte des années 60. On a encouragé la monoculture de ces céréales, ce qui a eu pour conséquence d'augmenter la proportion d'aliments apportant plus de macro-nutriments, mais pas les micro-nutriments indispensables dont on manquait déjà. L'accès aux cultures alimentaires riches en micro-nutriments ainsi que leur disponibilité ont, en fait, baissé pour des millions de gens pauvres. Aujourd'hui, plus de deux milliards de personnes ont un régime alimentaire moins varié qu'il ne l'était il y a trente ans, avec pour conséquence des carences en micro-nutriments, surtout en fer, en vitamine A, en iode, en zinc et en sélénium.


Le remplacement des variétés traditionnelles par d'autres variétés dans les champs est considéré comme la principale cause de l'érosion génétique à travers le monde, et cela a également eu un impact sur les jardins familiaux. Une étude concernant les familles d'agriculteurs en République de Corée a par exemple révélé que, sur 143 espèces cultivées dans les jardins familiaux en 1985, seules environ 26% étaient encore cultivées en 1993. Ces résultats sont inquiétants car les jardins familiaux sont traditionnellement importants non seulement parce qu'ils contribuent à perpétuer certaines espèces, surtout de légumes, mais aussi parce qu'ils représentent une source importante de vitamines et de minéraux.

Perte de nutriments précieux ?
Accès aux fruits et légumes au Bangladesh

Une baisse significative et constante de la consommation par personne de légumes verts à feuilles et de légumes jaunes a été constatée aux Philippines. On peut dire la même chose des fruits, légumes, légumineuses et épices au Bangladesh (voir graphique ci-dessus). Au vu de cette situation, le directeur du Centre de Recherche Agricole du Bangladesh a déclaré que : " les modèles alimentaires auraient pu être modifiés et nous aurions pu parvenir à l'autosuffisance alimentaire et nutritive bien plus tôt avec 300 g de céréales par jour et par personne, plutôt que d'y parvenir avec 500 g de céréales, comme c'est le cas aujourd'hui ".


Il est évident qu'avec la Révolution Verte, on a préféré la quantité à la qualité du régime alimentaire, surtout parmi les populations pauvres. Même l'Institut International de Recherche sur le Riz (IRRI) reconnaît que la Révolution Verte est, en fait, certainement responsable de l'augmentation de la carence en micro-nutriments chez les pauvres. Comme l'IRRI ne peut pas compter sur le modèle de la Révolution Verte pour apporter une solution à ce problème, il se tourne vers le génie génétique pour se sortir de la situation qu'il a lui-même provoquée. Comme beaucoup d'autres organisations qui s'occupent de développement agricole, l'IRRI pense que le fait d'introduire les gènes manquants dans les culture de la Révolution Verte apportera la réponse à la malnutrition. Dans ce domaine, les recherches les plus avancées concernent l'introduction de vitamine A dans des plants de riz et de moutarde. Les cultures enrichies en vitamine A sont la preuve que le génie génétique tient ses promesses aussi bien pour les pauvres que pour les riches et que les cultures transgéniques peuvent profiter à l'humanité tout en générant des profits pour les géants de la génétique. Nombreux sont ceux qui pensent que cette nouvelle approche va remplacer les stratégies actuelles de lutte contre la carence en vitamine A, avec l'espoir de dépasser les limites qu'elles ont rencontrées.


Introduire de la vitamine A dans les cultures


En Août 1999, la revue Science a servi de vitrine au riz enrichi en vitamine A. Ce riz génétiquement modifié produit du bêta-carotène dans son endosperme, ce qui lui donne sa couleur jaune significative, d'où le nom de " riz doré ". Les fonds utilisés pour fabriquer ce riz proviennent de la Fondation Rockfeller et de la Commission Européenne. Etant donné qu'il a été mis au point en dehors du secteur privé, le " riz doré " est devenu un outil fort utile et opportun dans les relations publiques pour les promoteurs des manipulations génétiques. Parallèlement, Monsanto avait mis au point un plant de moutarde riche en bêta-carotène, que la firme a prévu de distribuer aux agriculteurs pauvres du monde entier. Par l'intermédiaire du partenariat global sur la vitamine A et d'investisseurs locaux, Monsanto a promis de mettre au point des variétés appropriées pour les régions les plus défavorisées. Ce don a permis à Monsanto d'insister sur la pertinence de la biotechnologie agricole face aux problèmes que rencontrent les plus pauvres, de faire adopter la technologie au nom du bien public et de contrecarrer la mauvaise réputation qu'elle s'était faite, particulièrement en Europe et en Inde.


Le " riz doré " est le fruit du travail de deux équipes de recherche allemandes sous la direction du Dr Ingo Potrykus de l'Institut Suisse de Technologie de Zurich et du Dr Peter Beyer de l'université de Fribourg. L'idée d'introduire génétiquement du bêta-carotène dans du riz a émergé il y a neuf ans, au vu des rapports de l'UNICEF et de l'OMS sur l'incidence grave de la CVA dans les pays où le riz constitue la base de l'alimentation. Les chercheurs ont manipulé une variété de laboratoire du riz Japonica (Taipei 309, adapté au climat tempéré de l'Europe) pour qu'elle convertisse un précurseur hormonal naturellement présent en bêta-carotène. L'équipe a introduit trois gènes. Deux d'entre eux sont nouveaux dans le domaine des manipulations génétiques et proviennent de jonquilles (Narcissus pseudonarcissus). Le troisième vient d'une bactérie, Erwinia uredovara, qui a déjà été utilisée par Kirin Brewery. Les équipes travaillent également à croiser cette lignée à une autre lignée de riz, afin d' augmenter son contenu en fer.


Le battage publicitaire autour du " riz doré " semble un peu prématuré dans la mesure où seule une poignée de graines génétiquement modifiées a été produite à ce jour. La seule certitude, c'est que certaines des graines transformées contiennent du bêta-carotène dans leur endosperme, mais on ne sait toujours pas si l'organisme peut l'assimiler ou pas. Même si ce riz s'avère être un succès, il faudra encore transférer le caractère bêta-carotène aux variétés de riz Indica, qui sont celles que l'on cultive en Asie. Plusieurs Centres de Recherche Agricole Internationale (CRAI) vont se charger de ce travail ; parmi eux, l'IRRI des Philippines, l'ICRISAT basé en Inde et le CIAT basé en Colombie où de nouveaux croisements et de nouveaux essais en champ seront effectués. L'IRRI, en collaboration avec l'Institut de Recherche sur le Riz des Philippines, doit se charger de transférer le caractère doré à des variétés courantes telles que l'IR 64.


Le riz enrichi en vitamine A a encore un long chemin devant lui. La réussite en laboratoire ne garantit pas la réussite en champ. Les plantes transgéniques qui se comportent bien en laboratoire sont bien souvent un échec dans les champs; surtout si elles contiennent non pas un, mais trois gènes supplémentaires. A l'heure actuelle, on ne peut que faire des suppositions quant à l'impact sur l'environnement et d'autres aspects peuvent poser problème, comme son goût et son accueil par les consommateurs. Tous les aspects du problème ne semblent pas avoir été correctement appréhendés. Les équipes de Potrykos et de Beyer ont contacté les institutions internationales qui connaissent la CVA, telles que l'UNICEF, la FAO et l'OMS, bien après l'émergence du projet. S'ils avaient pris contact avant d'entamer les recherches, le projet aurait bien pu ne jamais voir le jour. L'équipe de recherche se compose de botanistes et d'un nutritionniste ; et les questions concernant les problèmes annexes et l'opinion publique n'ont pas été abordées. Le fait que le riz soit jaune et non pas blanc pourrait provoquer une réaction négative chez le consommateur. S'il est nécessaire d'éduquer les gens, ne serait-il pas préférable de faire un effort pour promouvoir une diversification alimentaire qui améliorerait l'ensemble de l'apport nutritionnel, plutôt que de se contenter d'apporter une seule vitamine en supplément ?


Alors que la mise au point du riz enrichi en vitamine A semble bien intentionnée, même si elle est peut-être mal employée, on peut émettre davantage de doutes quant aux raisons qui ont poussé Monsanto à produire la moutarde au bêta-carotène. Calgene, qui a été rachetée par Monsanto en 1996, a d'abord mis au point du colza (Brassica napus) ayant un taux élevé de caroténoïdes parce qu'il contenait davantage d'acides gras et était donc potentiellement plus rentable,. A l'inverse de l'initiative du " riz doré ", l'objectif était là purement commercial. Le fait d'utiliser cette technologie pour la moutarde (Brassica juncea), parent proche du colza, a été pensé après coup.


Ce n'est pas un hasard si Monsanto a eu l'idée de créer la moutarde au bêta-carotène au moment où la moutarde, qui est la plus importante graine oléagineuse en Asie du Sud, fait son entrée sur le marché. Monsanto détient Cargill et a passé des accords avec Mahyco, ce qui lui permet d'être présente sur le marché des graines en Inde. Le don de Monsanto intervient alors que la moutarde devient une marchandise commerciale internationale et que la firme tente désespérément d'être crédible et d'obtenir du soutient pour ses cultures transgéniques en Inde. Bien que la firme soit prête à partager cette technologie avec n'importe quel partenaire, seul l'Institut de Recherche sur l'Energie TATA, basé à New Delhi, est cité par Monsanto comme partenaire potentiel (sûrement pas un des " investisseurs locaux " dont elle parle). Il faudra certainement plus que de la moutarde au bêta-carotène pour que les agriculteurs locaux fassent confiance à une corporation qu'ils estiment, au moins en partie, responsable de leurs difficultés.


Le nouveau centre de Recherche et de Développement de Monsanto à l'Institut Indien des Sciences de Bangalore se charge de transférer la technologie d'introduction du bêta-carotène du colza à des variétés de moutarde. La firme espère y parvenir d'ici la fin 2000. Les essais en champs prendront eux deux à trois ans de plus. En attendant, beaucoup de questions restent sans réponse. Etant donné que les bêta-carotènes se dissolvent dans les matières grasses, Monsanto pense que l'huile de sa moutarde transgénique pourra facilement être assimilée par l'organisme. Cependant, on sait que la chaleur détruit le bêta-carotène, et l'huile est bien souvent consommée après cuisson ; il faut donc trouver un moyen de stabiliser le bêta-carotène. Sa couleur orange constitue un autre inconvénient pour cette huile de colza modifiée car elle pourrait bien affecter son accueil par les consommateurs.


Empêtré dans les brevets

En dépit de toute la publicité, les promesses du " riz doré " et du colza de Monsanto sont encore loin d'être réalisées. Un des problèmes, qui a été très largement débattu par la presse, est celui du droit de propriété intellectuelle lié au colza de Monsanto et aussi, d'une manière certainement moins évidente, au riz doré. Monsanto détient -par l'intermédiaire de Calgene- le brevet pour le colza enrichi au bêta-carotène (WO 9806862) et pour le promoteur (promoteur napin US 5 420 034). Monsanto est tenue de payer des royalties à ceux qui ont mis au point la technique de transformation que la firme a utilisée pour produire le colza transgénique et à Kirin Brewery pour les gènes caroténoïdes de biosynthèse de la bactérie Erwinia uredavora (EP0393690).


Monsanto a annoncé que son intention est de fournir la moutarde enrichie en bêta-carotène gratuitement aux agriculteurs pauvres ou fonctionnant en autoconsommation qui " ne participent pas pleinement à l'économie mondiale ". On ne sait cependant pas clairement ce que cela veut dire. Quelle sera la limite pour la vente du colza ou de son huile ? Comment de telles restrictions affecteraient-elles l'accès à l'huile au bêta-carotène pour les pauvres ? Affecteront-elles l'achat des graines ou de l'huile par des grosses compagnies nationales ou internationales ? A l'Institut de Recherche et de Développement de Monsanto, on déclare que tant que le projet reste philanthropique, la compagnie n'a pas de ligne de conduite claire pour répondre à ces questions.


Dans le cas du " riz doré ", ses créateurs affirment qu'il sera certainement fourni gratuitement aux agriculteurs. Cette promesse sera-t-elle tenue ? Etant donnée la barrière de brevets à laquelle la firme se heurte, la question reste posée. Bien qu'ayant été financé par le secteur public, le " riz doré " est largement le produit de compagnies privées.


La mise au point du riz a nécessité l'utilisation d'au moins six procédés brevetés, gènes ou promoteurs (voir tableau). En haut de la liste, les équipes de Zurich et de Fribourg ont fait une demande de brevet concernant l'insertion de la voie métabolique pour produire le bêta-carotène dans les graines. Les scientifiques impliqués affirment que c'était pour empêcher d'autres parties (des compagnies) de breveter cette technologie. Si cela était réellement le cas, il aurait suffi de diffuser l'information dans le domaine public. La demande de brevet fait potentiellement de la Fondation Rockfeller et de la Commission Européenne des institutions à but lucratif. D'après Beyer, la demande de brevet qui a été déposée embrasse l'insertion de la nouvelle voie métabolique dans n'importe quelle culture, pas seulement dans le riz. Le riz sera la seule culture à laquelle les cultivateurs auront accès gratuitement, et seulement sous certaines conditions notifiées dans un contrat entre " les inventeurs " et les CRAI qui transfèrent les gènes du " riz doré " dans des variétés tropicales.

Brevets sur le " Riz Doré "

Procédés et séquences

Numéro de brevet

Propriétaire

Agrobacterium Transformation

WO8603776 (1986)

Plant Genetic Systems (Aventis)

Daffodil PSY and LYC genes

En attente

Université de Fribourg

Erwinia uredovora CrtI gene

EPO 393690 (1990)

Kirin Brewery

Carotenoid biosynthesis gene

WO9806862 (1998)

Calgene (Monsanto)

Endosperm specific Gt1 promoter of Daffodil genes

J6391085 (1988)

Noriinsho

CaMV 35S promoter of Euredovoragene

US5106739 (1992)

Calgene (Monsanto)

AphIV marker gene

US5668298 (1997)

Eli Lilly

Ce n'est pas la première fois que des accords sont passés entre des compagnies du secteur privé et des CIRA pour utiliser et distribuer des matériaux brevetés. Ciba-Geigy (qui a fusionné avec Sandoz pour former Novartis) a mis des gène Bt à disposition des IRRI pour fabriquer du riz, lequel est gratuitement fourni aux producteurs de riz de tous les pays sauf l'Australie, le Canada, le Japon, la Nouvelle Zélande, les Etats-Unis et les pays membres de la Convention Européenne sur les Brevets de 1994. " Plant Genetic System " a fourni au " Centro Internacional de la Papa " (CIP) des gènes Bt et des technologies. Les résultats des recherches effectuées en collaboration sont gratuitement mis à disposition des pays en voie de développement, à condition que le destinataire ne se les approprie pas injustement et qu'il ne cherche pas à en tirer profit en les commercialisant dans les pays industrialisés. Il est normal, après tout, que le contrôle reste entre les mains du détenteur du brevet.

Les équipes qui ont créé " le riz doré " croient que, ne serait-ce que dans l'intérêt de leur image publique, aucune compagnie ne les empêchera d'utiliser leurs procédés, leurs gènes ou leurs promoteurs brevetés pour faire du riz gratuitement mis à disposition des pauvres. Mais c'est une situation compliquée car un conflit d'intérêt pourrait facilement survenir pour les compagnies impliquées, surtout dans la mesure où elles n'ont permis l'utilisation gratuite de leurs technologies que sous certaines conditions. Quelle que soit la part de philanthropie dans les intentions du projet, les produits issus de manipulations génétiques sont tellement empêtrés dans les questions de droit de propriété intellectuelle et tellement tournés vers le profit, que les problèmes semblent quasiment inévitables. Les initiatives charitables peuvent facilement être corrompues et détournées car c'est le secteur privé qui détient certains des gènes clés et des brevets.


La biotechnologie peut-elle résoudre le problème ?


La découverte du " riz doré " donne un nouveau souffle à l'application des manipulations génétiques pour combattre la malnutrition.
Il est très peu probable que les pauvres tirent un quelconque bénéfice de cette stratégie. Cette méthode " du pansement " ne fera que perpétuer la qualité toujours moins bonne des aliments cultivés sous l'emprise d'un système agricole industriel, au détriment des fruits, des légumes, des cultures sous-utilisées et sauvages. Si l'on n'oriente pas nos efforts en matière de nutrition sur une agriculture de base plus diversifiée, la carence en micro-nutriments persistera, cela ne fait aucun doute. Les impacts réels des cultures enrichies en vitamine A seront :


*La réduction de la diversité alimentaire et nutritionnelle


Le fait de se concentrer sur l'introduction de micro-nutriments dans les aliments de base, plutôt que de promouvoir les sources naturelles, biaisera le développement et la recherche agricoles, et on s'éloignera encore plus de la diversité alimentaire. Cela contribuera à perpétuer la consommation de certaines denrées de base et d' un nombre limité d'aliments dits fonctionnels, tels que l'huile au bêta-carotène. Cela va aggraver l'érosion génétique, décimer les systèmes agricoles et réduire la diversité nutritionnelle.


*L'aggravation de l'ensemble de l'état nutritionnel


La seule introduction d'un micro-nutriment tel que la vitamine A dans les cultures des aliments de base ne résoudra pas le problème des carences en micro-nutriments. Le transfert d'un gène exotique sur une denrée de monoculture est insuffisant pour compenser les carences alimentaires de ceux qui souffrent d'une malnutrition liée à la monoculture. La valeur nutritionnelle fournie par un mélange de riz et de feuilles de Moringa (drumstick) est bien supérieure à celle du " riz doré ". Le fait de ne fournir, par le biais de l'alimentation, qu'un seul micro-nutriment à une population qui présente un grand nombre de carences nutritionnelles paraît immoral, surtout dans des régions où la totalité des nutriments nécessaires peut facilement être fournie par les fruits et les légumes locaux ainsi que par la consommation d'espèces sous-utilisées ou sauvages.


*La perpétuation du problème


La promesse que le " riz doré " ou la moutarde au bêta-carotène pourraient contribuer à éliminer la carence en vitamine A dans le Sud, semble très attrayante. Cependant, l'approche basée sur les manipulations génétiques part du principe erroné que la carence en vitamine A serait due à un manque au niveau des sources de nourritures riches en vitamine A. Ce type d'argument contribue à alimenter l'idée selon laquelle le riz doit continuer à être la denrée de base de l'alimentation des pays pauvres, et n'encourage pas les gens à diversifier leur alimentation. Au lieu de résoudre le problème, cette approche le perpétue et se contente de masquer les défaillances de la Révolution Verte.


*La promotion de nouvelles réponses techniques


Cette approche unilatérale basée sur une solution technique à la carence en vitamine A fait penser au modèle de la Révolution Verte. Celle-ci a aussi apporté une réponse technique à un problème complexe : celui de la pauvreté et de la faim. Le " riz doré " est encore une des solutions fournies en réponse aux problèmes des pauvres, une solution qui paraît simple, universelle, et qui est décidée et mise au point par des scientifiques du Nord. Il n'est pas très surprenant que la Fondation Rockfeller, l'un des principaux acteurs de la Révolution Verte, ait financé cette approche pour résoudre un problème qu'elle a contribué à créer.


*Accès et équité


Les cultures enrichies en vitamine A s'adressent essentiellement aux " pauvres ". Néanmoins, de nombreux pauvres, surtout les femmes, n'ont pas profité des cultures de la Révolution Verte ; il est donc peu probable qu'ils profitent de la prochaine étape. Le moindre bénéfice direct pour les plus pauvres, qui, par définition, ont un pouvoir d'achat restreint et ne génèrent donc pas de marché, serait un effet secondaire ou une exception à la règle, et les pauvres n'auront aucun pouvoir de contrôle sur ce bénéfice. Au lieu de ça, il serait mieux de destiner le peu de ressources à des programmes qui considèrent les pauvres comme partie prenante de leur objectif principal, et non comme des bénéficiaires accessoires.


*Diversité alimentaire ou uniformité ?


Même si l'amélioration des habitudes alimentaires, en particulier la production et la consommation accrue d'aliments riches en bêta-carotène, a longtemps été considérée comme la seule solution acceptable à long terme pour combattre la CVA, très peu de mesures concrètes ont été prises dans cette direction au cour des vingt dernières années. Selon le lauréat 1991 du World Food Prize, le Dr Nevin Scrimshaw, " c'est ironique de constater que la plus grande concentration de cas de xérophtalmie et de cécité dues à une carence en vitamine A se trouve dans des populations qui disposent d'abondantes sources de vitamines et de minéraux dans les fruits et légumes locaux ; malgré cela, aucun pays n'est parvenu à ce jour à mettre sur pied une campagne efficace pour résoudre le problème de la vitamine A par ce biais ".


Rompre le cycle

Les programmes de complémentation et d'enrichissement alimentaires traitent les symptômes et non les causes fondamentales de la carence en micro-nutriments. Les régimes alimentaires de piètre qualité reposant essentiellement sur des aliments de base sont la cause fondamentale de la malnutrition. La création du " riz doré " est issue de cette approche de complémentation, et l'on ne s'attaque toujours pas à la cause. Pire encore, ce riz contribue en réalité à perpétuer la malnutrition car il ne répond pas aux besoins en autres minéraux et vitamines, lesquels pourraient être couverts par l'adoption d'une approche diététique de la carence en vitamine A.


L'amélioration de la diversité alimentaire basée sur la stimulation de la production et de la consommation d'aliments riches en micro-nutriments est la seule solution sensée et durable pour résoudre les carences en micro-nutriments. De nombreuses possibilités existent pour améliorer l'approvisionnement direct des foyers, à la campagne comme à la ville (voir encadré ci-dessous). La cause réelle de la CVA vient du fait que les populations vulnérables n'ont pas assez de pouvoir pour accéder à ces sources naturelles de vitamine A. Cela devrait servir de point de départ à toute stratégie visant à combattre la CVA. La diversité est la base de toute alimentation équilibrée. Les politiques agricoles et nutritionnelles devraient promouvoir l'accès aux aliments riches en micro-nutriments et des programmes d'éducation nutritionnelle ciblés devraient contribuer à en augmenter la consommation. Il n'y a qu'en fournissant des sources alimentaires variées dans le champ et en insistant sur le fait que la nourriture ne sert pas uniquement à apporter des calories, mais aussi à améliorer le bien-être nutritionnel, que l'on parviendra à sortir du cercle vicieux de la faim et de la malnutrition.


Tirer parti de la pharmacie naturelle

Les sources de vitamine A sont nombreuses. Néanmoins, on sous estime vraiment la contribution de telles plantes pour réduire les carences en micro-nutriments. Parmi les nombreux légumes verts à feuilles, les feuilles de " drumstick " (Moringa oleifera) constituent une source particulièrement riche et peu coûteuse de pro-vitamine A et d'autres micro-nutriments essentiels. Originaire de l'Inde, cet arbre est largement présent dans les pays tropicaux où la déficience en vitamine A pose un problème. Un verre de feuilles de Moringa fraîches suffit à couvrir les besoins quotidiens en vitamine A d'une dizaine de personnes.


En Thaïlande, Tum leung (la courge lierre) a été l'objet d'étude d'un programme d'éducation couronné de succès qui a contribué à améliorer les connaissances, les manières de penser et les pratiques. Par l'intermédiaire du projet, près de 5000 foyers se sont mis à cultiver le Tum leung dans leur jardin, prouvant ainsi que, si on leur donne les bons outils éducatifs, les pauvres peuvent être très réceptifs et changer leurs habitudes alimentaires.


En Afrique de l'Ouest, l'huile du palmier huilier Elaeis guineensis est l'une des sources les plus riches en vitamine A. Cette huile fait actuellement l'objet d'une campagne de promotion lancée par la FAO dans certaines parties du Bénin, du Ghana, du Nigéria et dans le Nord Ouest de la Tanzanie. L'un des moyens pour faciliter l'accès des pauvres à cette plante précieuse d'un point de vue nutritionnel est d'augmenter le rendement de son extraction en améliorant la technologie dans les villages. Cette stratégie a également été un succès en Zambie où la FAO a introduit des palmiers tenera venant du Costa Rica. Au Brésil, un arbre local portant le nom de burité produit une huile aussi riche en bêta-carotène que l'huile de palme et son utilisation est encouragée au niveau national pour prévenir la carence en vitamine A.

Culture / Légume

Description (pour 100 g)

Activité en vitamine A (mcg)

Amarante

Feuille, cru

900-1543

Carotte

Feuille, cru
Tubercule, cru

1200
2840

Courge amère

Tubercule, cuit

2210

Eleusine

Farine

4

Pomme de terre

Tubercule, blanc, cru

3

Patate douce

Tubercule, jaune, cru
Feuille, cru

50-770
183-450

Palmier Butiri

huile

50667

Palmier rouge

huile

2035-24647

Kale

Feuille, cru

250-1263

Radis

Feuille, cru

883



Cet article est extrait d'une étude plus complète de GRAIN, Engineering Solutions to Malnutrition.
Références principales :

C. Gopalan et al (1998), " Micronutrient malnutrition in SAARC ", NFI Bulletin, India.

BA Underwood et al (1999), Micronutrient Malnutrition: policies and programs for control and their implications. Ann. Review of Nutrition, Vol 19.

FAO-WHO (1992), Nutrition - the global challenge. Intern'1 Conference on Nutrition, Dec 5-11, Rome.

H. Bouis (1998), Plant breeding : a new approach for solving the widespread, costly problem of micronutrient malnutrition, IFPRI.

Personal communication with KK Narayanan, Monsanto R&D Centre in Bangalore.

Xudong Ye et al (2000), "Engineering the Provitamin A (b-carotene) Biosynthetic Pathway into (Carotenoid-Free) Rice Endosperm", Science, Vol. 287, pp303-305.

Interview with Ingo Potrykus and Peter Beyer.

Florianne Koechlin (2000) "The 'golden rice' - a big illusion?" No Control On Life Mail-out 73, February 2000


Référence pour cet article : GRAIN, 2000, Des réponses technologiques à la malnutrition?, Seedling, mars 2000, GRAIN Publications

Lien sur internet : www.grain.org/fr/seedling/seed-mar012-fr.cfm


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Author: GRAIN
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