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Une autre solution miracle pour l'Afrique?

by GRAIN | 28 Sep 2006

Bill Gates va ressusciter  la Révolution verte déclinante de la Fondation Rockefeller

"C'est maintenant le tour de l'Afrique. Ce n'est que le début de la Révolution verte dans le continent. L'objectif final est que d'ici 20 ans, les agriculteurs doubleront ou même tripleront leurs rendements et vendront le surplus sur le marché. Imaginons une nouvelle Afrique, où les agriculteurs ne sont pas condamnés à une vie de famine et de pauvreté, où les gens peuvent regarder vers l'avenir avec espérance."
Fondation Bill & Melinda Gates, le 12 septembre 2006.

A grands renforts de publicité, les  fondations Bill & Melinda Gates et Rockefeller ont annoncé le 12 septembre qu'elles s'étaient associées pour une nouvelle "Alliance pour une Révolution verte en Afrique". Le lendemain, probablement sans que ce soit dû au hasard, Jacques Diouf, Directeur général de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), a appelé à soutenir une seconde Révolution verte pour nourrir la population mondiale qui augmente. Le chef des Nations Unies, Kofi Annan, est aussi  intervenu pour appuyer cette initiative.

Le fond de cette initiative des fondations Gates et Rockefeller c'est de sélectionner de nouvelles semences et d'obtenir que les petits agriculteurs d'Afrique les utilisent. Gates va mettre 100 millions de dollars et Rockefeller apportera une contribution de 50 millions en plus de sa longue expérience dans ce domaine. La fondation Gates, qui a centré ses activités sur la santé depuis ses débuts, n'a que depuis récemment identifié l'agriculture comme domaine où on pouvait dépenser de l'argent. Lors de la conférence de presse de lancement de l'initiative, Bill Gates a souligné que ce n'était que le premier des nombreux investissements dans le domaine de l'agriculture qui viendrait probablement de sa fondation, actuellement l'œuvre caritative la plus riche du monde, avec plus de 60 milliards de fonds.

Alors que la tête de l'empire Microsoft fournit l'essentiel du financement, le réel instigateur à l'origine de cette initiative (et son principal bénéficiaire) est la fondation Rockefeller. L'argent neuf apporte un élan considérable à son programme et à sa stratégie en Afrique. Rockefeller était le principal organisme à l'origine de la campagne pour la Révolution verte lorsqu'elle démarra dans les années 50. Lancée au moment de l'apogée de la guerre froide pour contrer la menace de la révolution rouge qui balayait les campagnes dans de nombreux endroits en Asie et en Amérique latine, la Révolution verte est souvent décrite comme un projet de développement agricole basé sur la sélection de nouvelles variétés de plantes cultivées réagissant mieux aux engrais, aux produits agrochimiques et à l'irrigation. Son impact sur les pratiques agricoles et sur la production alimentaire a provoqué de violentes controverses: ses défenseurs déclarent qu'elle a sauvé des millions de vies en augmentant la productivité agricole, alors que ses opposants mettent en évidence l'impact dévastateur qu'elle a eu sur les petits agriculteurs et sur l'environnement. Et personne ne nie qu'elle a généré un énorme marché mondial pour les entreprises de semences, de pesticides et d'engrais.

Cela fait plusieurs dizaines d'années  qu'on parle de donner sa propre Révolution verte à l'Afrique. Tous – ses défenseurs comme ses détracteurs – s'accordent pour dire qu'en Afrique la première Révolution verte n'a pas été un grand succès. Comment cela a-t-il été possible? Pourquoi la Révolution verte n'a-elle pas fonctionné en Afrique? Et surtout, est-ce que ceux qui essaient d'imposer de nouvelles technologies agricoles tirent les leçons du passé?

Tirer les leçons du passé?

Ceux de la fondation Rogkefeller, qui sont les vrais instigateurs de cette "nouvelle" initiative, pointent la complexité de l'agriculture en Afrique et son absence d'infrastructure pour expliquer que la Révolution verte est pratiquement passée au-dessus de ce continent. Mais la technologie de la révolution verte n'est pas "passée au-dessus" de l'Afrique: elle a échoué. Elle était impopulaire et inefficace. L'utilisation d'engrais par exemple, a considérablement augmenté à partir des années 70 en Afrique sub-saharienne, alors que la production agricole par tête d'habitant chutait. Au Malawi, malgré la diffusion à grande échelle de maïs hybride, le rendement moyen pour le maïs restait à peu près celui qu'il était en 1961. Les augmentations de rendements étaient aussi faibles ou stagnantes en Afrique pour d'autres cultures importantes comme le manioc, l'igname, le riz, le blé, le sorgho, et le mil. Même la fondation Rockefeller admet que l'expérience de l'Afrique soulève d'importantes questions concernant l'approche de la Révolution verte: "De faibles rendements persistant  chez les agriculteurs africains pour des cultures comme le maïs et le riz, où l'adoption de variétés améliorées a été significative, pose la question de la valeur des variétés améliorées chez les agriculteurs locaux."

Face à cette évidence, et avec les propres cadres supérieurs de Rockefeller remettant en question la priorité accordée par la révolution verte aux variétés améliorées, on pourrait s'attendre à ce que l'initiative Gates/Rockefeller adopte une approche différente. Mais au contraire, elle va encore plus dans le même sens. Dans le document de référence que l'équipe de Rockefeller a rédigé pour expliquer l'initiative, ils concluent: "Une des raisons principales de l'inefficacité [de l'agriculture africaine] est que les plantes cultivées dans la majorité des petites fermes ne sont pas des variétés à haut rendement communément utilisées dans les autres continents".  Ils soulignent le besoin de plus d'engrais, de plus d'irrigation, d'une meilleure infrastructure et de plus de scientifiques formés.

 A partir de cette analyse assez simpliste (disant essentiellement que le problème c'est l'Afrique et non la technologie), nous arrivons à un plan d'action très linéaire répétant les approches de Rockefeller dans le passé:

  1. Sélectionner de nouvelles variétés de plantes cultivées: au moins 200 nouvelles variétés pour l'Afrique doivent être produites en masse au cours des cinq prochaines années.
  2. Former des scientifiques africains pour qu'ils travaillent avec eux, pour servir de fer de lance de la nouvelle révolution.
  3. Faire parvenir les nouvelles semences aux agriculteurs par les firmes semencières et en fournissant formation, capital et crédit  pour établir un réseau de petits fournisseurs agricoles "qui peuvent servir d'intermédiaires pour les semences, les engrais, les produits chimiques et les savoirs auprès des petits agriculteurs".

En plus d'apporter de nouvelles semences aux agriculteurs, leur fournir plus d'engrais chimiques apparaît comme une partie importante de la nouvelle Révolution verte en Afrique. De mauvais moyens de transport et des prix excessifs à cause des taxes gouvernementales et autres tarifs douaniers sont identifiés comme les principaux obstacles. Donc fondamentalement, et malgré un intérêt de pure forme pour les défauts des tentatives antérieures, cette initiative reproduit exactement l'approche de la malheureuse expérience qui l'a précédée : le principal problème est que les agriculteurs n'ont pas accès aux nouvelles technologies,  alors nous allons la produire et nous assurer qu'elle parvient entre leurs mains.

Une vision plus large

Il paraît incroyable que cette manière simpliste de penser soit toujours de mise après tant d'années de débat sur la Révolution verte. Toute la question des dommages environnementaux considérables causés par le modèle de développement agricole de la Révolution verte reposant sur une utilisation abondante d'eau, d'engrais et de pesticides est complètement ignorée et écartée.  L'érosion et la dégradation du sol causées par l'utilisation des engrais et des pesticides chimiques, et la destruction de la productivité agricole qui en a résulté en Afrique ne sont même pas mentionnées. Au lieu de cela, le vieux refrain des nouvelles semences et de davantage d'engrais est répété. La question explosive des cultures génétiquement modifiées est astucieusement  évitée dans la propagande – ce qui ne veut pas dire qu'elles ne sont pas là: les fondations Gates et Rockefeller font partie des soutiens les plus actifs du génie génétique en Afrique.

Le rôle central des communautés locales, leurs systèmes de semences traditionnels et leurs vastes connaissances autochtones sont aussi complètement ignorés, malgré une reconnaissance internationale grandissante de leur importance cruciale. Plutôt que construire sur ces fondations et sur le considérable trésor de biodiversité présent dans les villages, Rockefeller a décidé de le remplacer par des "variétés améliorées".

Mais l'oubli le plus flagrant est sans doute que le projet n'envisage pas du tout les conséquences socio-économiques de ce modèle obnubilé par la technique.
L'idée est la suivante: les variétés améliorées donnent plus de production, qui génère plus de revenus. Mais comme plus de 600 ONG l'ont écrit dans une lettre ouverte au Directeur général de la FAO en 2004: "Si nous avons appris quelque chose des échecs de la Révolution verte, c'est que les "avancées" technologiques dans la génétique des plantes cultivées pour que les semences répondent à des intrants externes vont de pair avec une polarisation socio-économique croissante, un appauvrissement rural et urbain et une plus grande insécurité alimentaire. La tragédie de la Révolution verte réside précisément dans sa vision technologique étroite qui ignore les fondements sociaux et structurels bien plus importants de la faim." Il est pourtant difficile de croire que cette réalité n'a pas encore percé les esprits des planificateurs du "développement" des Etats-Unis comme ceux de la fondation Rockefeller.

La réalité est seulement devenue plus dramatique. Sous la pression des instruments commerciaux internationaux et bilatéraux, en particulier sous l'Organisation mondiale du commerce et les accords imminents de partenariat économique avec l'Union européenne, les  gouvernements africains sont en train d'ouvrir de plus en plus leurs marchés pour laisser leurs agriculteurs "concurrencer" les produits alimentaires et autres produits agricoles abondamment subventionnés déversés dans leurs économies par les Etats-Unis et l'Union européenne. Antérieurement, les programmes d'ajustement structurel imposés par les institutions financières mondiales, comme la Banque mondiale et le Fond monétaire international, ont obligé les gouvernements africains à démanteler la recherche agricole et les programmes de vulgarisation publics et à laisser tomber tous les mécanismes de protection et d'encouragement existants pour leur petits agriculteurs. Pour retourner le couteau dans la plaie, les mêmes gouvernements africains sont ensuite forcés par ces mêmes organismes à consacrer leurs terres les plus fertiles aux cultures pour l'exportation vers les marchés du Nord, poussant ainsi les petits agriculteurs hors de leurs terres et la production alimentaire hors des économies rurales.

C'est avec une amère ironie que l'on constate que beaucoup de ces mesures qui détruisent l'agriculture africaine sont soutenues, sinon initiées, par les mêmes compagnies privées dont les fondations caritatives viennent maintenant au secours de l'Afrique avec des programmes de technologies.

Les semences de la privatisation

S'il y a quelque chose de nouveau dans la pression opérée par Gates et Rockefeller pour la Révolution verte c'est sa confiance dans le secteur privé en tant que vecteur principal pour livrer les marchandises et contrôler le processus. Une part substantielle du financement est destinée aux compagnies semencières et aux 'agro-dealers'/fournisseurs de produits agricoles pour fournir les semences et les intrants chimiques aux agriculteurs. Cette approche cadre très bien avec les programmes agricoles de Rockefeller en Afrique, dont un des éléments principaux est le développement des compagnies semencières. Il n'est pas étonnant que la vision de Bill Gates pour l'Afrique  emprunte les mêmes voies. Après avoir évoqué les problèmes de l'Afrique, il déclare: "Mais Melinda et moi avons aussi vu des raisons d'espérer – les scientifiques africains s'occupant des plantes développant des cultures à haut rendement, des entrepreneurs africains établissant des compagnies semencières pour parvenir aux petits agriculteurs, et des fournisseurs en produits agricoles touchant de plus en plus de petits agriculteurs avec des intrants et des pratiques de gestion agricoles améliorés." Les agriculteurs sont l'objectif final à atteindre, et non le point de départ.

Ce qui est aussi nouveau, c'est la tendance accrue des organismes caritatifs à prendre la place des programmes de développement financés par le public. L'aide au développement diminue, pendant que les fortunes privées, et le besoin de donner de l'argent, par le biais d'entreprises philanthropiques fleurissent. Cette initiative est seulement l'une des dernières d'une série  de grosses œuvres caritatives privées tournant leurs yeux – et leur argent – vers les agriculteurs africains. La même semaine où Gates et Rockefeller annonçaient leur initiative, la fondation dirigée par Georges Soros a promis 50 millions de dollars au Projet des villages du Millénaire, destiné à aider les villages ruraux d'Afrique à sortir de la pauvreté.  Quelques mois plus tôt, la fondation Bill Clinton a promis un soutien pour des engrais et des systèmes d'irrigation aux agriculteurs rwandais. Encore avant, un autre ex-président des Etats-Unis, Jimmy Carter, s'est associé avec un important homme d'affaire japonais pour lancer le projet "Sasakawa 2000" pour apporter des semences et des engrais à l'Afrique. Des fondations caritatives et des compagnies comme Dupont, Syngenta et Monsanto ont pénétré le système international de recherche agricole depuis un moment – et continuent de le faire de plus en plus. Dans l'esprit de ces fondations privées, le progrès est guidé par la vision et les intérêts des multinationales, et non par la sagesse collective de ses communautés rurales.

Le problème n'est pas que la Révolution verte est "passée au-dessus" de l'Afrique. Le problème est que plusieurs dizaines d'années d'expérience, de leçons et de nouvelles perspectives soient passées au-dessus des sponsors de la Révolution verte – maintenant soutenus par des fondations privées – qui persistent dans un modèle technologique dépassé qui bénéficie aux entreprises et pas aux agriculteurs. 


Sources et lectures complémentaires:

- Bill & Melinda Gates Foundation: “New hope for African Farmers”
http://www.gatesfoundation.org/GlobalDevelopment/Agriculture/...

- Rockefeller Foundation. “Africa’s Turn: A New Green Revolution for the 21st Century”
http://www.rockfound.org/Agriculture/Announcement/175

- Rockefeller Foundation: Alliance for a Green Revolution in Africa http://www.africancrops.net/news/sept06/agra.htm

- “La FAO déclare la guerre aux agriculteurs et non à la faim”, Lettre ouverte envoyée à Jacques Diouf, Directeur Général de la FAO,  Rome, 16 Juin 2004, http://www.grain.org/front/?id=27

- Devlin Kuyek, Les cultures génétiquement modifiées dans l'agriculture africaine et leurs conséquences pour les petits agriculteurs, GRAIN, août 2002. http://www.grain.org/briefings/?id=164

Author: GRAIN
Links in this article:
  • [1] http://www.gatesfoundation.org/GlobalDevelopment/Agriculture/RelatedInfo/AfricanFarmers.htm
  • [2] http://www.gatesfoundation.org/GlobalDevelopment/Agriculture/...
  • [3] http://www.rockfound.org/Agriculture/Announcement/175
  • [4] http://www.africancrops.net/news/sept06/agra.htm
  • [5] http://www.grain.org/front/?id=27
  • [6] http://www.grain.org/briefings/?id=164